Dati bibliografici
Autore: Ernest L. Fortin
Tratto da: Dissidence et philosophie au moyen âge: Dante et ses antécédents
Editore: Vrin, Paris
Anno: 1981
Pagine: 73-93
Prononcer le nom de Dante, c’est évoquer par-dessus tout l’auteur de la Comédie, le chef-d’oeuvre poétique du moyen âge et, de l’avis de tous, une des oeuvres littéraires les plus géniales de la civilisation occidentale. C’est par la Comédie, beaucoup plus que par ses traités philosophiques — le Convivio, le De vulgari eloquentia, la Monarchia — que Dante comptait communiquer à ses contemporains et à leurs descendants cette vision globale du monde qui anime sa pensée et qui constitue l’élément le plus précieux de son poème.
Il est rare de nos jours de faire dépendre la valeur d’un poème de son contenu intellectuel, non moins que de sa beauté formelle. L’esthétique moderne tolère mal la fusion de ces deux éléments. Elle n’admet pas volontiers que le poète puisse être en même temps penseur, ou, s’il l’est, que sa pensée fasse partie intégrante de son oeuvre. Création autonome plutôt qu imitation de la nature, la poésie ne serait nullement sujette à des critères qui lui sont étrangers. Elle n’a pas de vérités nouvelles à nous apprendre, saut accidentellement, et ce que l’auteur a pu vouloir dire n’a rien à voir avec le Jugement que nous portons sur lui en tant que poète. Seules entrent en ligne de compte l’harmonie ou la cohésion interne de son poème et la jouissance subjective que la contemplation de cette harmonie est capable de faire naître en nous . Or rien n’est plus éloigné de la pensée de Dante, qui ne se proposait pas autre chose que d’enseigner aux hommes comment il leur fallait vivre ou comment ils pouvaient quitter l’état de misère où ils languissaient pour un état meilleur et plus heureux ; la Comédie dira: eomment on passe de l’esclavage à la liberté, de l’humain au divin, du temps à l’éternité . Aussi était-il convaincu que, de tous les sens dont son oeuvre était investie, aucun n’était plus utile que son sens éthique .
Le poète comme éducateur, législateur même: l’idée n’est rien moins que bizarre, même si elle s’accorde peu avec ce que, depuis le dix-neuvième siècle, nous croyons être l’essence de la poésie. On l’avait appliquée anciennement à ces poètes de génie en qui s’incarnait l’âme de la nation. Pensons à Virgile, le héraut du nouvel empire romain, que Dante tenait encore pour son «maître» et son «auteur» . Pensons surtout à Homère, le «souverain poète» , qui passait à bon droit pour avoir été l’éducateur de la Grèce . Était grec celui qui s’était formé à son école, qui l’avait pratiqué depuis son enfance, qui mesurait sa propre valeur à celle de ses héros, qui tenait de lui tout ce qu’il importait de savoir pour exceller parmi les siens. C’est ce legs, transmis de génération en génération, qui constituait le patrimoine commun sur lequel tout législateur devait faire fonds, le primum quoad nos qui servait désormais de point de départ à toute spéculation ou à toute entreprise nouvelle. Pendant des siècles, les Grecs n’ont pas connu d’autre monde.
Une influence aussi profonde n’est pas le fait d’un enseigrrèment purement théorique. Elle s’exerce habituellement par l’entremise de récits qui touchent d’abord l’imagination du lecteur et qui éveillent en lui toute la gamme des émotions qu’il lui est donné d’éprouver. C’est par leurs actions que les hommes se rendent heureux ou malheureux, et ce sont elles qui forment la trame du récit poétique . Il est également vrai que ces actions ont leur ressort dans des passions que le poète a le don de pénétrer et de décrire mieux que n’importe qui — de décrire et de redresser, en leur donnant un objet convenable. A la lecture de ses oeuvres, on finissait sans s’en apercevoir par aimer ce qui est vraiment beau, par ne s’attrister que devant ce qui est digne de pitié, par prendre plaisir à ce qui est noble et par détester ce qui ne l’est pas; et on agissait en conséquence.
Ajoutons que ces passions ne sont pas celles de la nature humaine tout court mais d’une nature humaine déjà soumise à de nombreuses influences qui lui impriment dès le départ son caractère propre. L’individu isolé, replié sur lui-même, tirant tout de lui-même, celui-là seul auquel s’attache l’esthétisme, est en fait une abstraction. L’homme ne se montre nulle part à l’état de nature. Où que nous le trouvions, et quelles que soient ses dispositions natives, nous ne le voyons jamais que façonné, rétréci en quelque sorte, par de multiples déterminations acquises. Le connaître n’est donc pas seulement savoir qu’il existe mais discerner en lui ces traits de caractère qui le distinguent de ses semblables et qui le poussent à agir de telle manière plutôt que de telle autre. Ses émotions, ses états d’âme, tout le domaine du psychologique n’ont en soi qu’un intérêt secondaire. Ce n’est que par ses actes, et par le choix qu’ils impliquent de tel but ou de tel mode de vie particulier, qu’il se révèle à nous et que le poète nous le révèle à son tour. La jalousie d’Achille n’est pas celle d’Alceste, ni sa colère celle d’un Grand Inquisiteur; l’hypocrisie que Dante prête à Boniface Vlll n’est pas davantage celle de Tartuffe ; Pierre des Vignes ne se suicide pas pour les mêmes motifs que Lucrèce ou Cléopâtre .
Tous ces comportements appartiennent à des mondes bien différents. Ils ne se comprennent qu’en fonction d’une vue générale de la vie humaine qui est elle-même affectée de manière décisive par le milieu politique et social où ils se manifestent. L’homme qui vit par lui-même est un être amoindri, incomplet, au bonheur duquel il manquera toujours quelque chose d’essentiel. Il n’y a que la société civile qui puisse assurer son plein épanouissement et lui offrir des débouchés à la mesure de ses énergies et de ses aspirations ; mais elle ne le fait qu’en délimitant d’avance le champ de ses activités. Si nous ne rencontrons pas n’importe où les mêmes types d’hommes, c’est que les sociétés dont ils font partie présentent, selon les circonstances, des caractères fort divers. Il est des sociétés qui prisent la piété plus que la sagesse, l’ardeur gueiTière plus que la prudence politique, les richesses plus que la simplicité ou la modération. Favoriser l’un ou l’autre de ces buts, c’est nécessairement favoriser le type humain qui lui correspond le mieux et défavoriser son contraire. Hegel remarque que pour les Romains la vertu se résumait en un seul mot: le courage . On n’en aurait pas dit autant des Grecs. Aussi n’est-ce pas par hasard que la Rome républicaine s’est distinguée par ses exploits militaires et par les vertus qui les rendaient possibles; c’est ce genre de vertu qu’elle encourageait et qu’elle récompensait, en accordant ses plus grands honneurs à ceux qui en avaient fait preuve.
Il s’ensuit que les problèmes dont s’occupe le poète sont avant tout d’ordre politique et que c’est à la philosophie politique, entendue dans son sens le plus noble, qu’il appartient de les étudier. Dante se plaignait de ce que cette «maîtrise des choses publiques» était trop négligée à son époque. Il estimait qu’il était grand temps d’y revenir et qu’elle seule était capable de remettre ses concitoyens sur la bonne voie, en leur rapprenant à vivre, non pas comme des «Babyloniens», mais comme ces nobles Romains dont ils étaient les descendants . Il préférait la Florence des vieux jours, ses moeurs aristocratiques, sa frugalité, à la nouvelle Florence et ses parvenus, assoiffés de luxe et de gain matériel — non pas parce qu’il avait lui-même quelques titres de noblesse, mais parce que, à l’examen, la première lui paraissait supérieure, plus digne de respect, plus conforme à la nature humaine. Pour le montrer, il n’y avait pas de meilleur moyen que de dépeindre les conséquences de cette «furieuse rebellion», rebellio vesana , qui s’était produite dans sa ville natale et un peu partout en Italie, ses injustices, les haines et les guerres fratricides qu’elle avait déchaînées, les atrocités auxquelles elle pouvait mener. Dante n’a pas accepté l’idéal théocratique de Boniface VllI et il a plaidé vigoureusement pour la restauration du pouvoir impérial — non pas parce qu’il en voulait au Pape responsable de son exil, mais parce qu’il était d’avis que le bon ordre de la société serait ainsi mieux servi; et c’est encore cela qui va le retenir dans la Comédie. Il a beaucoup admiré Virgile, le poète par excellence de l’Empire, auquel avait succédé le Saint Empire romain germanique; mais il n’était pas sans savoir que Virgile était païen , que ce qui était possible autrefois ne l’était plus aujourd’hui, qu’une nouvelle religion était apparue depuis, qui rendait les vieilles formules inutilisables telles quelles; ce n’est pas le moindre des problèmes que nous allons retrouver dans son poème.
Sur toutes ces questions un choix s’imposait, que seule pouvait éclairer une analyse concrète de la situation, conduite à la lumière des principes de cette science politique dont l’Occident venait à peine de s’emparer. Cette analyse, l’auteur de la Comédie l’apportait pour la première fois, à la façon d’un poète, bien sûr: d’un poète qui sait prendre les hommes tels qu’ils sont et les révéler à eux-mêmes; qui veut aussi leur montrer ce qu’ils pouvaient devenir s’ils le désiraient; qui cherche du coup à donner à son thème une valeur universelle et à le développer de manière à ce que même celui qui a tout oublié des querelles entre Guelfes et Gibelins puisse s’y reconnaître.
L’entreprise n’aurait jamais réussi si, comme tout grand poète, Dante n’avait pas eu le souci de parler pour tout le monde: pour ceux dont l’entendement ne dépassait pas la moyenne, et pour ces esprits plus subtils à qui il fallait procurer une nourriture proportionnée à leur intelligence. De toutes les méthodes qui lui étaient offertes, la plus remarquable est sans aucun doute celle qu’il a lui-même appelée du nom générique d’allégorie.
Les renseignements les plus complets, sinon les plus clairs, que Dante nous fournit à ce sujet nous viennent de deux textes célèbres qui ont donné beaucoup de fil à retordre à la critique moderne. M. Jean Pépin a dressé naguère le bilan des controverses qui se sont multipliées autour d’eux et a apporté à la discussion de précieuses mises au point dont les spécialistes pourront faire leur profit . Notre propos n’est pas de reprendre la question dans son ensemble, mais de relever certains détails qui nous concernent plus particulièrement et dont, en général, nos dantologues, mûs par des préoccupations différentes, n’ont pas eu à tenir compte.
Le premier de ces deux textes se trouve dans le Convivio et a pour objet les divers sens que possède ou peut posséder une oeuvre littéraire. Dante y distingue quatre sens selon lesquels il a l’intention d’interpréter quelques-unes de ses propres canzoni: le sens littéral, le sens allégorique, le sens moral et le sens anagogique . Il signale en outre qu’il existe une différence entre l’allégorie telle que la pratiquent les poètes d’une part et les théologiens d’autre part. Pour les poètes, le sens allégorique est celui qui se cache sous un vêtement fabuleux, «une vérité déguisée sous un beau mensonge» . La vérité dans ce cas ne réside pas dans les faits, que l’auteur a inventés de toute pièce, mais uniquement dans l’idée qu ils symbolisent. Ainsi, lorsqu’Ovide parle d’Orphée comme ayant eu le don d’apprivoiser les fauves et d’attirer à lui les arbres et les pierres, il n’est pas question de prendre ce qu’il dit au pied de la lettre. Il veut simplement dire que le sage parvient parfois par ses paroles à dompter les coeurs sauvages et à fléchir la volonté de ces gens qui, n’ayant aucun attrait pour la science et les arts, ressemblent effectivement à des pierres .
Pour ce qui est de l’allégorie théologique, que Dante ne fait que mentionner en passant, on peut supposer qu’elle s’ajoute à un sens littéral qui, lui, n’a rien de fabuleux ou de mensonger. Les événements relatés dans la Bible se sont bel et bien produits, mais ils sont eux-mêmes munis d’un sens ultérieur qui doit également engager l’attention du lecteur. Nous n’avons plus affaire en l’occurrence à un fait imaginaire dont se dégage une vérité abstraite, valable pour toujours, mais à des faits réels qui se succèdent, souvent à plusieurs siècles de distance, et qui, dans le langage de la théologie, se relient les uns aux autres comme le type à l’antitype. Le départ d’Égypte, pour ne citer qu’un exemple, n’est pas seulement un événement historique; Dieu a voulu qu’il figure en même temps la libération morale des Israélites ou le rachat de l’âme humaine par le baptême. Le sens littéral et le sens mystique sont donc tous deux vrais , bien qu’il ne soit pas indispensable que le second vienne chaque fois se joindre au premier . Dante déclare à ce propos que l’allégorie qu’il entend employer dans cette oeuvre est celle des poètes plutôt que celle des théologiens : ma perd che mia intenzione è qui lo modo de li poeti segidtare, prendo lo senso allegorico secondo che per li poeti è usitato (II, 1,4).
Ce bref exposé est suivi d’une discussion assez serrée de ce qui est pour Dante et la tradition qui l’a précédé la loi fondamentale de toute exégèse littéraire: la primauté du sens littéral; non pas que celui-ci soit plus important que les autres — de ce point de vue c’est plutôt le contraire qui est vrai — mais en ce sens que toute interprétation allégorique doit nécessairement s’appuyer sur lui . En abordant une oeuvre, le lecteur n’a sous les yeux que la lettre du texte, qui seule permet d’accéder au sens spirituel, auquel elle sert d’enveloppe ou de fondement. C’est donc par elle qu’il faudra toujours commencer. Agir autrement serait non seulement «irrationnel» mais «impossible» . Pour sonder les profondeurs d’une oeuvre, il n’y a qu’un moyen, qui est de s’attacher à sa surface et de se laisser guider par elle. Seul est valable le procédé qui va du mieux connu au moins bien connu, c’est-à-dire, du «dehors» au «dedans» ou du sens littéral au sens allégorique .
Le second texte appartient à l’Épitre à Cangrande della Scala, qui a été rédigée en guise d’introduction à la troisième partie de la Comédie et, par là, au poème tout entier. Dante y insiste sur le caractère «polysémique» (polisemos) de cette oeuvre et affirme que son sens littéral se double d’un sens spirituel ou mystique qui est lui aussi soit allégorique, soit moral, soit anagogique. Chacun de ces trois sens mystiques, ajoute-t-il, peut être dit «allégorique» en une acception plus large, vu qu’ils impliquent tous une transposition permettant à l’auteur de dire autre chose que ce que signifient en propre les mots employés. Selon l’étymologie alléguée, le terme «allégorie» aurait été formé à partir du grec alleon et du latin alienum, qui veulent dire «autre» ou «différent» (diversum) . Pour expliquer en quoi ils se distinguent, Dante a de nouveau recours à la sortie d’Égypte, qui signifie d’abord le départ des Israélites au temps de Moïse (sens historique), mais aussi la rédemption opérée par le Christ (sens allégorique), la transition de l’état de péché à l’état de grâce (sens moral) et, enfin, l’acte par où l’âme passe de son asservissement à la corruption de ce monde à la gloire éternelle (sens anagogique) . Il découle de ces remarques que le sujet de la Comédie sera lui-même double; si l’on s’en tient à la lettre du poème, on y trouvera une description de «l’état de l’âme après la mort», et si on en recherche le sens allégorique ou mystique, il y sera question de l’homme dans son état présent, «méritant par l’exercice de sa liberté les récompenses ou les châtiments de la justice» .
Rebutés par les excès de l’exégèse allégorique, qui en arrive à faire dire au texte à peu près tout ce qu’on veut , certains critiques ont nié que la Comédie doive s’interpréter allégoriquement et n’ont voulu retenir que son sens littéral ou historique. Leur théorie n’a cependant fait que peu d’adeptes, pour la bonne raison qu’elle est contredite par ce que Dante lui-même affirme en toutes lettres. La question telle que l’ont finalement comprise la plupart des chercheurs n’est donc pas de déterminer si, oui ou non, il y a allégorie dans la Comédie, mais auquel de ces deux genres d’allégorie, celui des poètes ou celui des théologiens, Dante a fait appel.
On croirait de prime abord qu’il s’agit plutôt du premier, car c’est pour lui que Dante nous dit avoir opté dans le Convivio. Ch. Singleton a cependant fait observer qu’en dépit de nombreuses ressemblances, les deux textes ne sont pas identiques. À la différence du Convivio, VÉpître à Cangrande ne fait aucune mention de l’allégorie poétique et renvoie exclusivement à l’allégorie en usage parmi les théologiens. Les quatre sens énumérés par Dante sont en effet ceux de l’exégèse scripturaire traditionnelle et sont illustrés, comme nous venons de le voir, à l’aide d’un seul et même exemple, la sortie d’Égypte, lui-même tiré de l’Écriture sainte . Il n’y aurait donc pas d’hésitation possible. Soit que la pensée de Dante ait évolué du Convivio à VÉpître, sous l’influence probable de saint Thomas, soit qu’il ait cru devoir utiliser dans la Comédie une méthode différente de celle qu’il met en oeuvre dans le Convivio , nous aurions affaire à une allégorie qui se conforme en tout aux règles observées par les théologiens. Contrairement à ce que font les poètes, Dante n’a pas eu à fabriquer de «jolis mensonges» pour faire part de ses idées au lecteur; il avait déjà à sa disposition tout un ensemble de faits ou de personnages réels qu’il pouvait au besoin nantir d’un sensus plenior à la façon des auteurs sacrés .
L’hypothèse de Singleton, qui était déjà celle d’E. Auerbach , est séduisante; mais à regarder les choses de plus près, on comprend que d’autres critiques se soient montrés réticents. Sans doute voyons-nous défiler dans la Comédie toutes sortes de caractères historiques, comme Virgile ou Caton, qui deviennent, grâce à la magie du poète, porteurs d’un sens nouveau. Il y en a bien d’autres cependant (dans l’Enfer leur nombre est à peu près égal) qui appartiennent par leur origine au monde de la pure fantaisie et à qui il serait plus qu’audacieux de prêter une existence réelle. Tels sont, entre autres, Charon, Lflysse, Briaire, Antée, Capanée et tous ces monstres fabuleux qui peuplent les bouges infernaux — les centaures, Phlégyas, les Erinnyes, la Méduse, le Minotaure, Géryon — qui, pour avoir été repris à la mythologie, n’en restent pas moins de beaux mensonges . Et, pendant que nous y sommes, que penser de cette affabulation grandiose qui sert de cadre à la Comédie toute entière et qui permet à l’auteur, encore vivant, de se promener à sa guise à travers les cercles de l’enfer, d’escalader les corniches pittoresques du purgatoire et de parcourir comme par enchantement la vaste étendue des espaces célestes? N’est-ce pas là le plus extraordinaire de ces agréables mensonges dont le poème est rempli?
Il en va de même de quantité de scènes mémorables, à commencer par la première, dont nous pouvons être sûrs qu’elles n’ont jamais existé sauf dans l’imagination du poète. Croit-on qu’un beau jour Dante s’est littéralement retrouvé dans une forêt obscure et que trois bêtes féroces lui ont barré la route menant vers la cîme d’une montagne qu’il a vainement tenté de gravir? Personne ne l’a jamais pensé, pas même Singleton, qui est obligé de faire une exception à sa règle générale, du moins pour les deux premiers chants de l’Enfer .
Les partisans de l’allégorie poétique n’ont donc pas complètement tort de nier que dans la Comédie Dante renonce à son ancienne méthode pour se frayer une voie nouvelle. Ils ont même pour eux les paroles du poète. L'Epître à Cangrande, sur laquelle Singleton se base pour étayer sa thèse, dit expressément que le sujet de son poème a été traité selon divers modes, y compris le mode «poétique» et «fictif» . Dante donne lui-même à ce poème le titre de «comédie», non sans souligner que celle-ci était un genre particulier de «narration poétique», poeticae narrationis ; et il n’a manqué d’invoquer à tout bout de champ Apollon et les Muses , ce qui n’est pas ce que font d’habitude les théologiens. Peu importe que la Comédie soit remplie de personnages historiques ou d’allusions à des événements passés ou contemporains. Le poète n’est pas obligé de tout tirer de son imagination; et lorsqu’il emprunte à l’histoire la matière de son récit, ce n’est pas pour faire oeuvre d’historien. Tout dépend de la nature de ces emprunts et du but auquel ils se subordonnent. Quoi qu’en pense Singleton, le Virgile qui accompagne le pèlerin n’est pas identique à celui qui a vécu sous Auguste. Dante lui a façonné une personnalité nouvelle, que nous ne connaîtrons jamais que par ce que la Comédie nous apprend à son sujet.
Il est vrai que le langage de l’Épître à Cangrande prête facilement à confusion, et c’est peut-être pour ne l’avoir pas toujours bien saisi qu’on s’est parfois trompé sur sa portée. Dante y emploie les mots «littéral» (litteralis) et «historique» (historialis) comme synonymes , ce qui donne l’impression que le sens littéral se réfère à des événements historiques. L’adjectif est cependant ambigu, du fait que historia, dont il dérive, peut vouloir dire «conte» ou «fable», aussi bien que récit proprement historique. Rechercher le sens «littéral ou historique» du poème, c’est tout simplement voir ce que les personnages, écouter ce qu’ils et suivre l’enchaînement des péripéties, sans se préoccuper de savoir si elles se sont vraiment produites ou si elles n’ont d’autre existence que celle que leur prête le poète. Il n’y a de tout cela aucune conclusion à tirer sur la nature de l’allégorie dantesque.
On ne voit d’ailleurs pas très bien comment, même s’il l’avait voulu, Dante aurait pu avoir recours à l’allégorie théologique, étant donné que la tradition l’a toujours considérée comme étant l’apanage de l’Ecriture sainte. Si Dieu peut doter tel personnage ou tel événement d’un sens qui le dépasse et en faire ainsi le type de ce qui n’apparaîtra que beaucoup plus tard, c’est parce qu’il connaît l’avenir et qu’il exerce sur lui un pouvoir absolu. Le poète n’a ni cette connaissance, ni ce pouvoir. On n’échappe pas à l’objection en disant qu’il restait à Dante la possibilité «d’imiter la façon d’écrire de Dieu», que sa pensée s enracinait dans la foi, ou qu’il connaissait l’au-delà «comme l’auteur de la Genèse connaissait la création» . À moins d’avoir reçu une révélation spéciale, Dante n’en savait pas plus long que nous sur l’état de l’âme après la mort, et s’il s’est cru inspiré, ce n’est certainement pas au même titre que les auteurs sacrés. Admettons qu’en appliquant à son oeuvre la théorie des quatre sens, Dante apporte à l’allégorie poétique un élargissement qu’elle n’avait pas encore connu. Mais comme il ne se sentait pas lié par ce qu’avaient fait ses prédécesseurs , rien ne l’empêchait de faire de cette théorie un usage inédit, que nous comprendrons mieux lorsque nous aurons eu l’occasion d’analyser quelques textes de la Comédie. En attendant, il ne faudrait pas prendre trop à la légère les remarques du Convivio et de VEpitre, qui nous aident à identifier ces quatre sens et où l’herméneutique de Dante se révèle déjà de manière assez astucieuse. Le Convivio citait, comme exemple du sens allégorique, le cas d’Orphée, cet étrange philosophe dont la voix était telle qu’elle venait à bout de tout, même des êtres aussi dépourvus de raison que les pierres. La pensée paraît anodine, presque banale; mais elle recouvre peut-être une intention plus subtile, reconnaissable à l’emploi du mot «pierres», qui était pour Dante le symbole tout indiqué de l’Eglise et de ses chefs . Le thème reviendra sans cesse dans la Comédie, dont il représente une des idées maîtresses. Dante ne s’est pas contenté de déclarer en quoi résidait le sens allégorique; il nous l’a fait voir en l’utilisant. Saisir ce sens n’est pas autre chose que de repérer sous son enveloppe la réalité à laquelle le poète songeait, mais dont il ne pouvait guère parler sans quelque réserve.
Quant au sens moral, il ne présente à première vue aucune difficulté spéciale, encore que l’explication qui en est donnée ne soit pas tout à fait claire. Dante l’illustre au moyen de l’exemple du Christ, qui, au moment de la Transfiguration, ne se fait accompagner que de trois des douze apôtres, ce qui montrerait que «dans les choses les plus secrètes nous devons avoir peu de compagnie» . Le principe n’est pas sans intérêt, et le pèlerin de la Comédie n’oubliera pas d’y régler sa conduite. Il est encore plus curieux, cependant, que dans l’Épître à Cangrande Dante se fait fort de nous dire que ce n’est pas à la théologie mais à l’éthique ou à la philosophie morale qu’il convient de demander les renseignements qui éclairent le sens moral de son poème, comme si la substance de cette oeuvre et son contenu théologique n’étaient pas commensurables, et qu’il fallait chercher ailleurs, dans la philosophie, sa signification ultime ; Genus… philosophiae sub quo hic in toto et parte proceditur est morale negotium, sive ethica .
Reste le sens anagogique, que l’on arrive plus difficilement à situer dans cet ensemble, et qui aurait trait à la délivrance de l’âme «rendue à son propre pouvoir au sortir du péché» . C’est bien de cela malgré tout que va nous entretenir la Comédie, dont le but suprême est de dépeindre la libération progressive du pèlerin en quête d’un bonheur nouveau. Mais d’où vient cette libération, et par quels moyens l’atteindre? Le langage vaguement religieux du Convivio et de l’Épître gardent à cet égard un demi-silence plus ou moins respectueux. Au lieu de répondre à la question, Dante invite le lecteur à se la poser, et à fouiller le texte pour trouver lui-même la réponse qui convient.
Il semblerait d’après cela que l’allégorie dantesque ne se réduise ni à celle du pur poète, ni à celle du théologien, mais qu’elle représente dans ce qu’elle a de plus particulier un troisième type d’allégorie, qu’on pourrait nommer l’allégorie philosophique . Telle était du moins la pensée des premiers inteiprètes de la Comédie. Boccace note à ce propos que Dante se distinguait des autres poètes de son temps par l’étendue de ses connaissances tant en philosophie naturelle qu’en philosophie morale . Son oeuvre n’est pas celle d’un poète tout court, mais d’un poète philosophique, qui, grâce à ses dons d’expression extraordinaires, a sur le philosophe l’avantage de se faire entendre de tout le monde . S’il cherche à «plaire» à ses lecteurs, il a aussi à coeur de les «instruire». Qui plus est, l’enseignement qu’il leur prodigue s’adresse à deux catégories bien distinctes de personnes : d’une part «les prélats, les prêcheurs et les prêtres» qui veillent au bien-être des «âmes frêles» confiées à leur charge, et d’autre part les hommes «d’excellent savoir, qui, soit en étudiant les écrits de leurs prédécesseurs, soit en écrivant eux-mêmes ce qui leur paraît avoir été négligé ou imparfaitement élucidé, forment le coeur et l’esprit de leurs auditeurs ou de leurs lecteurs» .
Son oeuvre renferme ainsi deux sens différents, l’un théologique et l’autre moral . Ce qui est surtout remarquable, c’est que là même où elle est propre à rendre service au sage, elle ne laisse pas de venir en aide au faible. Elle ressemble en cela à un Heuve au bord duquel le petit agneau patauge sans danger et où le «grand éléphant» nage également à son aise . Autant dire que son enseignement le plus profond est rarement celui qui frappe d’abord notre regard. Cet enseignement, comme celui des poètes anciens, qui, pour éviter de déplaire à leur souverain, se sont exprimés à mots couverts , reste latent et inaccessible au lecteur pressé ou distrait. Il n’y a donc rien d’anormal à ce que tout le monde ne le comprenne pas de la même manière et que certains aient reconnu dans la Comédie l’oeuvre d’un «poète», d’autres celle d’un «philosophe», et d’autres encore celle d’un «théologien» . Aucun d’eux ne s’est mépris totalement, car, en ne retenant que tel ou tel aspect du poème, ils n’ont pas fait autre chose que ce que l’auteur lui-même a voulu en s’adressant à des auditeurs de capacité inégale.
Les remarques de Boccace ne sont nullement originales. Elle ne font que résumer ce que Dante avait dit au sujet du caractère polysémique de son poème, non seulement dans l’Épître à Cangrande, mais dans toute une série de passages dont il serait inutile de faire le recensement complet. Le plus célèbre est sans doute celui que l’on rencontre au neuvième chant de l’Enfer, où l’auteur, quittant pour l’instant son rôle de pélerin , interpelle le lecteur à brûle-pourpoint et lui ordonne de scruter le texte pour en dégager «la doctrine qui se cache sous le voile des vers étranges»:
O voi, ch’avete li ’ntelletti sani,
mirate la dottrina che s’asconde
sotto il velame de li versi strani.
(Inf., 9 ,61 -63)
Les vers sont en effet étranges du point de vue de leur forme, en raison des nombreuses sibilantes qu’ils renferment; mais on peut croire que la «doctrine» à laquelle ils font allusion ne l’est pas moins . Plus loin, au huitième chant du Purgatoire, Dante adresse au lecteur une nouvelle injonction, cette fois pour le sommer «d’aiguiser ses yeux au vrai», attendu que le «voile» est maintenant si mince qu’il n’offre plus d obstacle à sa vision . Le voile en question ne se laisse malheureusement pas percer aussi vite qu’on le souhaiterait, ainsi qu’en font foi les innombrables commentaires qui lui ont été consacrés . Il devient encore moins transparent dans le troisième cantique, où Dante conseille à ceux qui auraient envie de le suivre dans de «petites barques» d’éviter le large, de crainte qu’en le perdant de vue ils ne finissent par s’égarer complètement ; car «c’est plus qu’en vain que s’éloigne de la rive, pour ne pas y revenir tel qu’il en est parti, celui qui pêche au vrai sans en connaître l’art» . Le détroit que fend sa «proue hardie», dira-t-il encore, n’est pas «un trajet pour une barque frêle, ni pour un nautonier qui veut s’épargner l’effort» .
La Comédie ne dit pas tout, ou, si elle le dit, ce n’est pas toujours clairement. S’il veut «goûter aux plaisirs qui l’attendent avant qu’il ne se fatigue», le lecteur devra donc «rester assis sur son banc» et réfléchir sérieusement à ce que le texte ne fait qu’effleurer . Il fera bien d’avoir «du plomb aux pieds» et d’avancer «à petits pas vers le ’oui’ et le ‘non’ qu’il ne voit pas» . Ailleurs, la métaphore varie. Pour voler au but, ce sont tout à coup des «ailes» qu’il nous faudrait, semblables à celles dont Béatrice a revêtu le voyageur céleste . Celui qui ne s’en emplume pas attendra plutôt qu’un muet lui donne des nouvelles des merveilles dont il a été témoin .
On n’a pas toujours bien saisi jusqu’à quel point, sans en avoir l’air, Dante parle de lui-même et de son oeuvre dans la Comédie. Prenons la célèbre inscription, gravée sur la porte de l’Enfer, par laquelle débute le Chant 3 du premier cantique:
Par moi l’on va dans la cité dolente.
Par moi l’on va dans le deuil éternel.
Par moi l’on va parmi la gent perdue.
La justice inspira mon divin artisan;
Je fus édifiée par la toute puissance,
La suprême sagesse et l ’amour souverain.
(Inf. 3, 1- 6)
Dans leur sens littéral, ces vers désignent évidemment la porte qui est censée conduire au royaume infernal, et elles évoquent admirablement le sentiment de détresse qui se dégage de ce lieu. On ne s’imagine pas toutefois que ce soit vraiment par une porte de ce genre que les damnés se glissent en enfer. L’intention du poète se précise davantage dès qu’on remarque que le triple «par moi», per me, de la première strophe convient encore mieux à l’enfer que le poète va nous faire visiter et dont il est lui-même le «divin artisan», faîtore, avide d’exécuter au moyen de son oeuvre ce dessein prodigieux qui consiste à juger les vivants et les morts et à montrer aux hommes ce qu’ils doivent faire ou ne doivent pas faire pour être heureux «en cette vie» .
C’est encore devant une porte que Dante et Virgile se retrouvent à l’entrée du Purgatoire, mais une porte qui, cette fois, ne laisse pas passer tout le monde . Pour l’ouvrir, deux clefs seront requises, l’une d’or et l’autre d’argent. La première est «plus précieuse», più cara, tandis que la seconde exige «un surcroît d’art et d’esprit», troppa d’arte e d’ingegno, car c’est elle qui démêle le secret: ella è quella che nodo disgroppa . Ces deux clefs sont en principe celles qui furent jadis remises à saint Pierre et à ses successeurs . La théologie médiévale retrouvait en elles le double pouvoir qu’avait l’Église de juger des dispositions du pécheur (potestas indicandi) et de l’absoudre de ses fautes (potestas ligandi et solvendi) . Le premier de ces deux actes précède nécessairement le second, étant donné que ce n’est qu’après avoir fait preuve de repentir que le pénitent pouira obtenir le pardon qu’il souhaite. D’où la remarque qui suit: «D’abord avec la blanche, ensuite avec la jaune, à la porte il (l’Ange de Dieu) fit tant que je fus exaucé» . En lisant ces paroles, nous ne pouvons cependant pas nous empêcher de penser à une autre porte fermée à clef— celle de la Comédie, ce poème qui, pour être bien compris, demande en vérité «beaucoup d’art et d’esprit». L’idée s’impose d’autant plus que Dante vient à peine de dire, en une nouvelle apostrophe au lecteur, qu’il «relevait son grand sujet» et qu’il le «rechaussait avec plus d’art encore», con più arte . La Comédie n’a assurément rien de plus précieux et de plus profond que la pensée à laquelle elle sert de véhicule, si difficile d’accès soit-elle. Pour qui s’y intéresse, il n’y a finalement que cette pensée qui compte; mais comme elle s’exprime toujours de façon plus ou moins clandestine, nous ne parviendrons jamais à l’appréhender si nous ne commençons pas par faire jouer la seconde clef dans la serrure, vu qu’elle seule permet d’en démêler le secret ou le «noeud» .
Quel cas devons nous faire de ces admonitions et de toutes celles qui leur font écho dans la Comédie, et quel est ce «pain des anges» vers lequel tendent le col le «petit nombre» de ceux qui sont capables de lancer leur navire en pleine mer «en suivant le sillage qui va bientôt se recouvrir»? Selon l’opinion la plus courante, Dante n’aurait pas eu d’autre ambition que de rendre les enseignements de la foi chrétienne plus attrayants en les parant d’un revêtement imagé ou allégorique. Le noyau de vérité cachée sur lequel il convient de fixer notre regard correspondrait en gros à cet ensemble de doctrines que développent d’une manière discursive ou non-métaphorique les traités, les sermons et les textes liturgiques de son temps. Oeuvre essentiellement théologique par son contenu, la Comédie nous ramènerait par des sentiers infiniment variés à ce qui avait déjà été «élaboré conceptuellement» et fermement «établi» en théologie . Nous n’aurions en fin de compte dans le poème qu’une transposition poétique, admirable par sa sublimité et sa profondeur, des vérités qui ont nourri la piété des fidèles et exercé le talent des grands docteurs médiévaux. Seule une connaissance exacte de la tradition théologique permettrait par conséquent d’en éclairer les tréfonds. L’idée paraît d’autant moins contestable qu’elle s’autorise des dires de Dante lui-même, qui recommande à qui veut le comprendre la lecture de la Bible, de saint Augustin et quelques-uns des théologiens les plus en vue du moyen âge, tels que saint Bernard et Richard de Saint-Victor . Raison de plus pour insister sur le caractère foncièrement théologique de l’allégorie dantesque.
Qu’il y ait dans la Comédie tout ce que nous venons de dire, personne ne songera à le nier. Ce qui ne laisse pas malgré tout d’être inquiétant, c’est que nous y découvrons aussi bien d’autres éléments qui ressemblent assez peu à ce qu’enseignait à l’unanimité la théologie chrétienne. Bien plus, Dante affirme à plusieurs reprises que son projet est de traiter de questions qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait abordées, ou, pour reprendre sa propre image, que les eaux sur lesquelles il vogue n’avaient pas encore été parcourues par qui que ce soit: L’acqua ch’io prendo già mai non si corse . Si nous le prenons au sérieux, et jusqu’à nouvel ordre il n’y a aucune raison valable de ne pas le faire, nous pourrions facilement le soupçonner d’être moins orthodoxe qu’on ne le croit d’habitude. On dira peut-être que ces prétendues nouveautés sont d’ordre secondaire et qu’elles ne touchent en rien à l’essence sa pensée . Pour être sûr de soi, il faudrait savoir exactement ce qu’il en est du fond caché du poème. Or ce secret, si secret il y a, où allons-nous le chercher?
La réponse est bien simple: dans la Comédie elle-même. Car l’auteur n’avait aucun intérêt à signaler la présence d’un enseignement voilé dans son oeuvre si cet enseignement devait rester à jamais hors de notre portée. À supposer qu’il ait eu l’espoir d’être pleinement compris par quelques-uns au moins de ses lecteurs, il ne pouvait pas s’enfermer dans un mutisme complet; et à supposer qu’il ait voulu écrire pour les générations à venir autant que pour ses contemporains , il ne lui était pas permis non plus de tabler sur des connaissances auxquelles seuls les hommes de son temps étaient capables d’accéder sans difficulté. Son premier devoir était de nous fournir tous les éléments nécessaires à une interprétation adéquate de son poème, ou bien, au cas où il lui arriverait de ne pas compléter sa pensée, de ne rien omettre qui ne puisse être suppléé par un effort de réflexion de notre part.
Tout ce que nous savons de la Comédie nous oblige à croire qu’elle ne contient rien de superflu, mais aussi que rien d’essentiel ne saurait lui faire défaut. Elle est elle-même ce «grand livre où l’encre et le papier n’ont jamais de rature» et où «rien de fortuit ne peut trouver place» . Quiconque voudrait l’étudier au complet devra donc s’astreindre à une analyse minutieuse de tous ses détails, si insignifiants qu’ils puissent paraître. Il n’est aucun de ces détails qui ait été indu par pur souci d’embellissement ou qui pourrait en être retranché sans nuire à l’intelligibilité du tout. Ainsi que l’écrit un critique récent, «Chaque nouvelle forme d’adresse, figure de discours ou méthode de preuve a sa finalité propre et incorpore, répercute ou accroît l’effet produit par les diverses unités du poème, qu’elles soient grandes, petites ou simplement collatérales» . Même si nous ne voyons pas toujours immédiatement la raison d’être de tel ou tel personnage ou de tel ou tel élément structurel, nous pouvons supposer que chacun d’eux est justiciable d’une interprétation qui s’harmonise avec le reste et qui est susceptible d’en rehausser ou d’en qualifier le sens. En dernière analyse, l’explication que nous en donnerons n’aura de valeur que dans la mesure où elle s’intégre à une vue d’ensemble dont les diverses parties s’éclairent et se renforcent mutuellement.
Il suit de là que nous ne pouvons pas aborder la Comédie comme nous abordons n’importe quelle autre oeuvre et surtout pas comme nous abordons une oeuvre moderne. C’est le moment, plus que jamais, de nous rappeler les remarques de Dante au sujet des liens étroits qui unissent entre eux le sens littéral et le sens allégorique. Ces deux sens, disait-il, sont à ce point inséparables qu’ils ne sauraient exister ni se comprendre l’un sans l’autre, tout comme le sujet matériel et la forme substantielle de la théorie aristotélicienne . S’il est vrai que les paroles prononcées par Dante ou ses personnages n’ont de sens que par rapport à leur contexte, nous aurons toujours à nous demander si par hasard elles ne seraient pas ironiques. Mais qui dit ironie dit nécessairement complicité de la part de celui qui la perçoit ou qui flaire un décalage entre ce que l’auteur a dit et ce qu’il a voulu signifier. En cachant sa pensée et en invitant le lecteur à la retrouver par lui-même, Dante obtient de lui qu il abandonne son rôle de spectateur et qu’il prenne une part active au drame qui se joue devant lui. Il l’oblige non seulement à faire siennes, ne fût-ce que pour un instant, les pensées qui lui sont offertes, mais à refaire sur sa propre initiative le labeur qui a présidé à leur enfantement . Ainsi, ce qui s’annonçait comme un voyage agréable et plus ou moins paisible à travers cet «autre monde» imaginé par le poète risque à tout moment de se muer en une aventure spirituelle dans laquelle le lecteur, une fois parti, se sent bon gré mal gré engagé, sans savoir d’avance jusqu’où elle pourrait le mener, ni s’il se retrouvera toujours le même une fois qu’il aura atteint sa destination.