Dati bibliografici
Autore: Jean Pépin
Tratto da: Dante et la tradition de l'allégorie
Editore: Vrin, Paris
Anno: 1970
Pagine: 11-51
Pour évaluer correctement la place occupée dans l’oeuvre de Dante (ou dans toute autre oeuvre) par l’allégorie, il faut d’abord s’entendre sur le sens de ce mot. Le mieux est de partir de la définition répétée cent fois dans l’Antiquité (classique autant que chrétienne) et reprise par le moyen âge (à commencer par Dante lui-même, comme on le verra bientôt): conformément à l’étymologie grecque, l’allégorie estX une figure de rhétorique qui consiste à «dire autre ' chose» que ce que l’on veut signifier .
Mais il faut ajouter immédiatement que cette définition traditionnelle ne fait apparaître qu’un sens pour un mot qui en comporte deux. Elle met en lumière l’allégorie telle que sont censés la pratiquer les poètes épiques ou les auteurs de l’Ancien Testament, c’est-à-dire l’expression allégorique; mais elle ne dit mot de l’opération par laquelle les commentateurs des poètes et les exégètes de la Bible discernent, sous le sens littéral, un sens caché, autrement dit de l’interprétation allégorique. Il y a là deux démarches, sans doute complémentaires, mais de sens contraire, bien différentes en tout cas: une façon de parler et une façon de comprendre, un procédé rhétorique et une attitude herméneutique, confondus dès l’Antiquité et jusqu’aujourd’hui sous le nom d’«allégorie». Toute enquête sur le rôle de l’allégorie chez un auteur devra porter sur les deux acceptions du mot: quand on aura fait le tour du travail accompli par Dante dans le domaine de l’interprétation allégorique, il restera à voir si et comment il s’est lui-même exprimé allégoriquement .
Cette distinction entre l’allégorie comme exprèssion et l’allégorie comme interprétation est indéniable. Est-elle suffisante? Autrement dit, le mot comporte-t-il, dans l’usage ancien et médiéval, d’autres acceptions vraiment différentes de ces deux-là? D’excellents historiens l’ont pensé. Pour ne prendre qu’un exemple tout récent, R. Hollander discerne au moyen âge quatre théories de l’allégorie, à savoir: 1° l’allégorie-personnification, telle que la pratiquent des poètes chrétiens comme Prudence et païens comme Martianus Capella; 2° l’interprétation allégorique de Virgile et d’Ovide; 3° l’allégorie enseignée par les grammairiens et les rhéteurs; 4° l’allégorie incluse dans la quadruple exégèse de l’Écriture, d’importance primordiale pour l’intelligence de la Divine Comédie .
Il n’est certainement pas illégitime de fractionner ainsi le vaste champ de l’allégorie médiévale, en ce sens qu’aucune de ces conceptions ne coïncide avec les autres. Mais s’agit-il bien de quatre démarches sans rapport entre elles, et non pas de variétés intérieures aux deux grandes divisions dégagées ci-dessus? On peut en douter. Car l’allégorie-personnification se présente comme une application particulière de l’allégorie enseignée par les rhéteurs, et l’on voit mal auprès de qui d’autre Prudence et ses émules en auraient appris le maniement; tout au plus s’agirait-il là de deux subdivisions, toutes voisines, de l’expression allégorique. L’interprétation allégorique de Virgile et d’Ovide est au contraire affaire de lecture, et non plus d’écriture; mais, malgré la différence de nature (toute la distance de l’allégorie à la typologie, sur quoi l’on reviendra bientôt) qui sépare les deux conceptions, on doit en dire autant de l’exégèse biblique; ce qui le montre, c’est que les auteurs chrétiens évoqués ci-dessus , voulant définir leur allégorie, l’aient fait dans les mêmes termes que les exégètes des poètes profanes (et aussi que les rhéteurs et les grammairiens). D’autre part, la lecture allégorique de Virgile, comme celle de la Bible, supposait que ces auteurs eussent écrit allégoriquement, tout de même que Prudence et les autres élèves des rhéteurs n’écrivaient en allégoristes que pour être reconnus comme tels par leurs lecteurs; sans quoi l’on ne s’expliquerait pas qu’Isidore de Séville par exemple, dans le texte cité à l’instant , ait illustré la définition rhétorique de l’allégorie par deux cas empruntés à la lecture allégorique de Virgile. En sorte que, compte tenu des multiples spécifications dont il est loisible de le subdiviser, le véritable clivage à reconnaître d’abord dans la notion traditionnelle de l’allégorie demeure, conformément aux dictionnaires, la dualité de l’expression et de l’interprétation .
Sous l’influence, notamment, du romantisme allemand et de la psychologie des profondeurs, on a pris aujourd’hui l’habitude de distinguer nettement entre allégorie et symbole comme entre l’artifice didactique et la spontanéité de la vie. Pour que cette distinction, d’ailleurs fondée, puisse être prise en considération à propos de Dante, il faudrait, semblet-il, qu’elle fût entrée dans les moeurs à son époque. Or c’est ce qui n’apparaît en rien; la définition ancienne et médiévale de l’allégorie est si large qu’elle convient à presque toutes les variétés de l’expression figurée, et en tout cas à l’expression symbolique.
Beaucoup de textes montrent que la notion de σύϐολον, non seulement n’est pas isolée de celle d’άλληϒορία, mais le plus souvent s’y inclut. C’est ainsi que, décrivant l’exégèse allégorique des Écritures pratiquée par les Thérapeutes, Philon d’Alexandrie note qu’elle comporte l’explication des symboles ; probablement vers la même époque (premier siècle après J.C.), le grammairien Démétrius joint le symbole et l’allégorie pour observer que la force de ces figures, supérieure à celle du langage clair, provient de leur nature brachylogique qui, à partir d’un mot, fait entendre le reste . Au siècle suivant, énumérant les procédés obliques grâce , auxquels tous les théologiens, barbares aussi bien que grecs, ont transmis la vérité tout en la cachant, Clément d’Alexandrie mentionne côte à côte les symboles et les allégories ; et ce qui confirme que ces deux notions ne sont pas pour lui disjointes, c’est que, peu auparavant, traitant de la variété symbolique des hiéroglyphes égyptiens, il y a fait état d’une subdivision qui n’est autre que l’allégorie ; légèrement plus récent que Clément, Hippolyte de Rome, décrivant un gnosticisme pythagorisant, rapporte que les plaies d’Égypte étaient regardées par cette secte comme des «symboles allégoriques» de la création . On sait d’autre part que les célèbres «symboles» pythagoriciens, sans être probablement tels à l’origine, furent regardés à la fin de l’Antiquité comme un mode d’enseignement , c’est-à-dire comme des allégories.
Tel est le témoignage des textes grecs; celui des auteurs latins va dans le même sens: ils caractérisent la notion de symbole par celle de signification cachée, en opposition avec le sens clair ; on reconnaît la définition même de l’allégorie. Quant aux exégètes de la Bible, les événements auxquels ils attribuent une valeur symbolique sont ceux-là mêmes qui reçoivent traditionnellement une portée allégorique . Et il ne semble pas que le moyen âge ait démenti l’Antiquité tardive touchant cette assimilation du symbole et de l’allégorie. Pour ne prendre qu’un seul exemple, on y voit Jean Scot considérer de la façon la plus claire le symbole comme une espèce de l’allégorie, lorsque celle-ci porte uniquement sur un récit, et non pas sur un événement . Il n’y a donc, en principe, pas lieu de disjoindre les' deux notions quand on s’intéresse à leur rôle dans une oeuvre littéraire médiévale.
Si l’impression contraire prévaut souvent, la raison en est que l’on donne à la notion d’allégorie un contenu différent de la définition traditionnelle: on entend par ce mot un procédé familier aux arts plastiques aussi bien qu’à la poésie, celui de la personnification de notions abstraites; or, si ce procédé remonte aux origines de l’expression artistique, l’habitude de le nommer «allégorie» est relativement récente, non antérieure à la Renaissance; jusque-là, la définition régnante de l’allégorie demeure le tropus quo aliud significatur quam dicitur, et l’immense extension de la notion ainsi caractérisée ne permet pas de placer hors d’elle le concept de symbole, en sorte que toute opposition entre les deux termes apparaît prématurée. Ce point a été établi avec toute la netteté souhaitable par K. Reinhardt .
Parmi les historiens qui ont réduit l’allégorie à ne désigner que la personnification des sentiments et, à ce titre, l’ont opposée au symbole, on doit mentionner C.S. Lewis : alors que l’allégoriste ainsi conçu irait en effet du réel au fictif, le symbo- ’ liste essaierait de discerner l’archétype dans sa copie sensible, et procéderait donc du moins réel au plus Irréel; à l’opposition des deux démarches répondrait la diversité de leur histoire: né avec l’idéalisme platonicien, le symbolisme trouvera son plein emploi poétique chez les romantiques, cependant que l’allégorie apparaît dans la poésie latine classique et s’épanouit dans la littérature médiévale; sous un autre aspect, la différence des deux attitudes serait celle de la nature et de la convention, et Lewis illustre sa thèse au moyen d’un texte important d’Hugues de Saint-Victor, où l’on lit que, si l’eau a pu être choisie, dans le sacrement du baptême, pour symbohser la grâce, c’est qu’elle lui ressemble par ses propriétés naturelles, antérieurement à toute investiture institutionnelle . Rien de plus pertinent que de telles analyses; leur seule faiblesse est de ne pas considérer la notion d’allégorie dans sa véritable ampleur, de la restreindre à une variété somme toute mineure; ce rétrécissement de perspective se trahit à la façon dont Lewis estime que «le symbolisme est un mode de pensée, alors que l’allégorie est un mode d’expression» ; car c’est méconnaître que l’allégorie est encore et surtout une attitude herméneutique, autant dire un mode de pensée, différant peu de l’optique symboliste, ne s’en distinguant probablement, dans la mentalité ancienne et médiévale qu’à la façon dont un principe plus général se distingue d’une application plus déterminée.
Il n’entrait pas dans le dessein de C.S. Lewis d’éprouver ses conceptions dans le cas de Dante. Bien que les deux historiens ne se soient apparemment pas donné le mot, c’est à É. Gilson qu’il revint de le faire, quand il opposa les «froides allégories» du Roman de la Rose, qui sont des abstractions personnifiées, aux symboles de la Divine Comédie, qui, tels Béatrice, Thomas d’Aquin, Siger de Brabant, saint Bernard, etc., sont des personnages historiques vivants et concrets chargés d’une fonction représentative. L’opposition est indéniable : chaque fois que l’on serait tenté de regarder un personnage de la Comédie comme une fiction significative, le rappel d’un détail vécu vient attester qu’il n’en est rien (ainsi le sourire de Béatrice en Purg., XXXI, 139-145). Toutefois, vraie de la Comédie, la thèse ne saurait être appliquée à toutes les oeuvres de Dante; c’est ainsi que la Vita nuova, tout à fait dans le style du Roman de la Rose, parle de la «seigneurie d’Amour» et des «bras» de «madame la Pitié» (XIII, 2-3, 6, 9-10); plus loin, l’auteur se justifie de présenter Amour comme s’il était un homme qui marche, rit et parle, et il le fait en invoquant l’exemple des poètes latins, d’Ovide notamment, chez qui parla Amore, si corne se fosse persona humana (XXV, 2 et 8-9) . Surtout, il est clair qu’une telle conception de l’«allégorie» ne coïncide pas avec le sens traditionnel du mot, lequel sens se retrouve bien davantage dans ce qu’É. Gilson nomme symbole. Ce dernier point reçoit confirmation quand on voit le célèbre historien contraint, à la fin de son ouvrage , de distinguer «deux families de symboles dantesques», de faire une place, à côté des symboles qui sont des personnages réels, à ceux qui sont de pures fictions, comme la forêt obscure, le lion, la panthère, la louve, etc. (Inf. I, 1-60) ; or il n’est pas douteux que cette seconde sorte de symboles rejoint l’allégorie dans l’acception la plus classique de ce mot; il faudrait même en dire autant de la première sorte, si l’on songe que, du moins dans l’exégèse chrétienne, la réalité historique d’un personnage ne l’empêche nullement, bien au contraire, de devenir porteur d’une signification allégorique.
Une autre conception des rapports entre symbolisme et allégorie dans la Comédie a été élaborée par C.S. Singleton : le poème serait allégorique dans sa «dimension subjective», selon laquelle le voyage de Dante outre-tombe, en plus de sa valeur propre, porte une signification seconde par laquelle tout lecteur se sent personnellement concerné; il serait symbolique dans sa «dimension objective», en ce que beaucoup de détails, apparemment gratuits, y ont une fonction précise de par la volonté du poète. L’historien américain illustre excellemment sa distinction par deux exemples caractéristiques. Lorsque, parmi les âmes fraîchement débarquées aux rives du purgatoire, Dante retrouve son ami le musicien Casella, il entame avec lui une conversation détendue comme celles d’ici-bas, et Casella se met à chanter une canzone du Convivio qui ravit les assistants; mais survient Caton, gardien du purgatoire, qui gourmande les attardés et les presse d’aller se laver de leurs fautes (Purg., II, 76-123); cette scène attachante aurait valeur d’allégorie, du fait que ces pèlerins du purgatoire, auxquels il est interdit de s’arrêter avant d’avoir rejoint leur destination céleste, sont la figure de notre propre condition de chrétiens (cf. vers 63: ma noi siam peregrin come voi siete), en sorte que l’injonction de Caton, par-delà les spiriti lenti (vers 120) de l’outre-tombe, s’adresserait à nous les vivants. Quant au fonctionnement du symbolisme, on le verrait au mieux dans la proportion minutieuse, parfois limpide, parfois subtile, qui existe entre les crimes commis jadis par les damnés et le châtiment qu’ils en reçoivent dans l’Enfer tel que Dante le décrit . Une autre façon d’éclairer cette dualité du symbolisme et de l’allégorie est encore d’en appeler, comme le fait avec pénétration C.S. Singleton, à l’idée médiévale des «deux livres» écrits par le doigt de Dieu: l’un est le livre de l’univers visible, l’autre celui de l’Écriture, et chacun d’eux a un dehors et un dedans, c’est-à-dire un sens littéral manifeste et un message caché en profondeur ; à la distinction de ces deux livres, dotés chacun d’une double épaisseur, correspondrait naturellement celle du symbolisme, qui imite la structure du monde créé, et de l’allégorie, qui, on le verra mieux dans un instant, imite la structure de l’Écriture.
Sans aucun doute, ces réflexions sont pleines d’intérêt, et on ne peut nier la validité de la distinction qu’elles font apparaître. Du moins sa validité pour le critique d’aujourd’hui. Mais pour les auteurs médiévaux? Le rattachement du symbolisme au contenu objectif du poème, et de l’allégorie à sa portée subjective, n’est pas indiscutable ; dans les deux cas en effet, Dante, au-delà de l’apparence du récit ou de la description, adresse à son lecteur un message voilé, ce qui introduit d’une part comme de l’autre, si l’on tient à ce mot, la «subjectivité»; que, par l’agencement des surprenants châtiments infligés aux damnés, il laisse entendre, à qui sait percer les correspondances, qu’ils sont exactement proportionnés aux crimes commis, ou qu’il insinue, pour qui sait lire entre les lignes, que la condition instable des âmes dans le purgatoire est celle même de tout chrétien in uia, sa démarche, à des nuances près, est des deux côtés identique: elle consiste à charger le discours d’un sens différent du sens apparent, c’est-à-dire à pratiquer l’expression allégorique conformément à sa définition ancienne et médiévale, l’expression symbolique n’en étant qu’une dépendance. L’invocation du thème des «deux livres» si intéressante qu’elle soit, a de quoi faire réfléchir; car le fait même de nommer le monde sensible un «livre» revient, si je ne me trompe, à lui conférer une fonction d’enseignement à l’adresse de qui le considère; or, enrôler le symbolisme aux fins d’enseignement, n’est-ce pas justement, par le fait même, le charger de «subjectivité» et l’attirer dans la vaste orbite de l’allégorie?
Voici enfin qui devrait, davantage encore, faire renoncer à maintenir la spécificité du symbolisme dans l’univers culturel et la pratique littéraire de Dante: amorçant sa distinction, C.S. Singleton observe que lÉpître à Cangrande a peu à dire sur l’aspect subjectif, c’est-à-dire allégorique, de la Comédie, et qu’elle ne prend toute sa valeur que pour en éclairer l’aspect objectif, c’est-à-dire symbolique; ces prémisses posées, l’on s’attendrait que l’Epître pariât de symbolisme, ou tout au moins employât, pour désigner cette notion prétendue spécifique, un terme contrastant nettement avec le mot d’«allégorie» de fait, du sens littéral du poème («l’état des âmes après la mort»), elle en distingue un autre, à savoir «l’homme en tant que, par ses mérites et démérites dûs à la liberté de son choix, il est offert à la Justice qui récompense et qui châtie»; or, comment qualifie-t-elle ce deuxième sens, éminemment «symbolique», sans rien d’ «allégorique», selon la perspective de Singleton? Si uero accipiatur opus allegor ice,... (Epist. XIII, 8, 25).
S’il est vrai que les distinctions modernes entre symbole et allégorie sont imputables, au moins en partie, aux philosophes romantiques, il n’est pas inutile de leur demander à eux-mêmes leur sentiment sur le cas de Dante; le renseignement ne doit pas être trop difficile à obtenir, si l’on songe que plusieurs de ces auteurs ont laissé des travaux d’esthétique et d’histoire littéraire. On ne s’étonnera pas que le témoignage probablement le plus pertinent à cet égard provienne de Schelling, à qui l’on doit l’approfondissement des diverses techniques d’expression imagée de l’universel .
De la lecture de ce texte, il ressort que Dante n’à pu user de la représentation symbolique, faute de disposer d’un réseau déjà reconnu de symboles pourvus d’une réalité autonome, indépendante de leur signification; mais la dimension historique voulue pour son poème lui interdisait d’employer l’allégorie, qui aurait dépouillé les personnages de toute consistance en les réduisant à leur fonction signifiante; devant cette double impossibilité, Dante fut en quelque sorte contraint d’inventer une formule originale : les différentes figures de la Comédie sont affectées d’une réalité historique qui interdit de voir en elles de simples allégories; elles ne sont pourtant pas des symboles, du fait que leur signification leur est surimposée au lieu de ne faire qu’un avec elles . Cette page de Schelling n’est pas sans défaut; la suppression de toute distance entre le symbole et son sens, devenus indiscernables, et, à l’inverse, la rupture instituée entre l’allégorie et l’historicité se présentent comme les conséquences d’une systématisation philosophique, elles ne reflètent pas la tradition chrétienne antérieure à Dante. En revanche, quand il élabore, à propos de la Comédie, la notion d’un procédé expressif à mi-chemin entre le symbolisme et l’allégorie, dans lequel le signe est à la fois distinct de la signification et doté d’une existence historique, Scheiling témoigne d’une grande sagacité; car il dessine les contours approximatifs d’un langage spécifiquement chrétien connu sous le nom de «typologie», qui règle dans la Bible le rapport des deux Testaments, et pourrait aussi, on va le voir, livrer la clé de la structure littéraire propre à la Comédie.
On ne séparera donc pas chez Dante le symbole de l’allégorie. Y opposera-t-on davantage allégorie à typologie? Sans aucun doute, on trouverait difficilement dans la réflexion religieuse d’aujourd’hui un résultat plus important que la distinction de ces deux notions: alors que l’exégèse allégorique consiste à extraire d’un texte, sacré (la Bible) ou profane (les poèmes d’Homère, de Virgile, etc.), d’apparence narrative, un enseignement théorique intemporel, par exemple cosmologique ou moral, l’interprétation typologique des chrétiens discerne dans les personnages et les événements de l’Ancien Testament autant de «types» anticipant le salut à venir en préfigurant la personne et l’oeuvre de Jésus; il y a là deux attitudes profondément différentes, que l’on ne saurait trop distinguer .
Or, l’un des apports les plus substantiels de la critique dantesque dans les dernières années a été d’appliquer le schéma typologique à la Divine Comédie. Selon E. Auerbach, initiateur incontesté de cette façon de voir, il faut partir du fait, unanimement reconnu d’ailleurs, qu’à l’exception des trois bêtes du premier chant de l’Enfer, les personnages qui peuplent le poème, loin d’être des abstractions personnifiées dans la manière du Roman de la Rose, appartiennent à l’histoire . Pourtant, ils ne sont pas, dans l’outre-tombe où Dante dit les rencontrer, exactement tels qu’ils étaient pendant leur vie terrestre; entre leur condition ici-bas et leur condition dans l’au-delà, le rapport est le même qu’entre Adam et le Christ, qu’entre Ève et l’Église selon la vision chrétienne de l’histoire: c’est le rapport de la figure à son accomplissement. À la différence de la conception allégorique ou même symbolique, la structure figurative maintient la réalité histprique des deux pôles; davantage, la condition eschatologique apparaît plus réell que la condition terrestre; conformément à l’anthropologie thomiste en effet, ce n’est pas ici-bas que l’homme réalise pleinement son essence individuelle; c’est dans l’àu-dèlà seulement qu’en vertu du jugement divin, il devient, pourrait-on dire, «tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change»; ainsi s’explique-t-on le réalisme saisissant du poème de Dante : le réalisme figuratif s’oppose à la fiction de l’allégorie . Bref, «la Comédie est une vision qui voit et proclame la vérité figurée comme étant déjà accomplie», qui reconnaît dans l’au-delà la plénitude de l’existence terrestre, et tient celle-ci, comme le dit Dante (Par., I, 23-24), pour l’ombra del beato regno | segnata nel mio capo .
Quelques exemples aident à comprendre cette interprétation. Des trois principaux que choisit Auerbach, le plus éclairant est, de son propre aveu, celui de Caton dans le premier chant du Purgatoire: entre le Caton historique sacrifiant sa vie à la liberté et le Caton établi par Dante comme gardien du purgatoire, il y a le rapport d’une figura futurorum à l’accomplissement de cette figure; en d’autres termes, la liberté politique et terrestre est conçue conime la préfiguration de la liberté chrétienne . De même le Virgile historique, guide de Stace (Purg., XXI, 94-XXII, 73), n’est autre qu’una figure qui s’accomplit dans le Virgile de l’au-delà, guide de Dante (Inf., I, 79 sq., etc.); alors que, pour les anciens poètes de l’outre-tombe (Homère, par exemple, et Virgile lui-même), la vie terrestre est seule réelle, et la vie souterraine est son ombre, pour Dante au contraire l’outre-tombe devient la vraie réalité, et c’est le monde terrestre qui se réduit au rang d'umbra futurorum . C’est enfin le cas de Béatrice, dont le rôle qu’elle joue dans la Comédie n’abolit en rien la réalité historique, mais la confirme et l’accomplit; loin de la réduire soit à son humanité (attitude des romantiques), soit à sa portée symbolique (Mandonnet), il faut maintenir en elle à la fois l’historicité de la figure et la signification figurée : elle est figure du Christ ou de la révélation (Inj., II, 70-78; Purg., VI, 45), mais une figure incarnée, et ce sont ses yeux de chair qui reflètent comme un miroir la double t,nature du Christ (Purg., XXXI, 121-126) .
La voie ainsi frayée par Auerbach fut suivie par plusieurs de ses successeurs, qui tous s’accordèrent à appliquer à l’intelligence de la Divine Comédie le schéma typologique, chacun d’eux marquant pourtant cette entreprise commune de son apport propre. Selon C.S. Singleton par exemplele , récit de la Comédie se situerait simultanément sur deux plans: en même temps qu’il décrit, de façon obvie, le voyage de Dante outre-tombe, il viserait en profondeur jiotre voyage dans la vie d’ici-bas, par la mention duquel s’ouvre d’ailleurs le poème (Inf. I, 1-2):
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura;
comme en un prélude musical, il y aurait là, en clair, l’annonce du thème qui derneuxeia-sous-jacent d’un bout à l’autre de l’oeuvre . Si l’on rapproche cette idée de la distinction qui apparaît dans le Convivio, II, 1, 4 , entre l’allégorie des poètes et celle des théologien, on comprend que la méthode de Dante s’inspire de cette dernière, c’est-à-dire de l’allégorie scripturaire; celle-ci est d’ailleurs la seule que retiendra la Lettre à Cangrande pour décrire le type d’expression allégorique propre à la Comédie; en effet, tandis que l’allégorie des poèfes use du sens littéral comme d’une pure fiction, l’allégorie de théologiens le tient pour historiquement vrai; pour reprendre l’exemple du Convivio et de la Lettre, les théologiens admettent d’abord que la sortie des Israélites hors d’Égypte, et plus généralement les événements de l’Exode, ont véritablement eu lieu, après quoi ils en dégagent la signification allégorique; bref, Dante aura voulu, selon sa mesure, imiter Dieu suscitant les événements de l’Exode pour préfigurer l’oeuvre salutaire du Christ; il l’aura fait par une transposition littéraire, en conservant la visée allégorique de l’Exode (le salut de l’homo viator) et en substituant à sa réalité historique la description du voyage dans l’au-delà, qui possède sa vérité propre, indépendamment du sens second que l’on est amené à lui donner.
On voit tout ensemble comment s’apparentent les conceptions d’Auerbach et de Singleton, et comment elles se distinguent. De part et d’autre, c’est le même recours à la représentation typologique. Mais dans une perspective en quelque sorte inversée: la condition de l’homme terrestre, à laquelle le premier de ces historiens attribuait le rôle de la figure dans la typologie voulue par Dante, est devenue pour le second la réalité figurée. Beaucoup de critiques ont été séduits par l’interprétation de Singleton, en particulier par son heureuse formule selon laquelle Dante aurait voulu imiter la façon d’écrire de Dieu . L’un d’eux, A. C. Charity, a perçu le renversement de perspective opéré d’Auerbach à Singleton, et s’est préoccupé d’intégrer les deux façons de voir. Conformément, on le vérifiera, à la Lettre à Cangrande, il regarde l’état post mortem des âmes, qui trouvent là leur forma perfectior, comme le sens littéral de la Comédie, c’est-à-dire comme la figure de leur vie d’ici-bas, qui est le sens allégorique du poème; pour donner à cette interprétation ses lettres de noblesse, il la montre déjà clairement exprimée sous la plume d’un commentateur de la fin du XIVe siècle, Francesco da Buti ; mais, dès lors que la figure est eschatologique, et que la signification figurée décrit l’existence humaine in via, il en résulte que l’exégèse allégorique est une rétrospective, un looking back; l’état des âmes après la mort qui scelle leur accomplissement éclaire rétroactivement leur existence historique; autrement dit, ce n’est pas de préfiguration qu’il convient de parler à propos de la Comédie, mais exactement de «post-figuration». Voilà, analysée avec acuité, la conception de Singleton . Mais Charity ne croit pas devoir pour autant donner congé à celle d’Auerbach; car il reste que la vie concrète des âmes incarnées préfigure à son tour leur existence plus pleine dans l’outre-tombe; et, puisque la relation entre ces deux conditions successives résulte d’une disposition de Dieu, l’on est fondé à parler de typologie: c’est dans ce double mouvement figuratif, rétrospectif de l’outre-tombe à l’icibas, prospectif de l’ici-bas à l’outre-tombe, que réside dans sa plénitude la typologie propre au poème; la rencontre, dans l’au-delà, entre Dante vivant dans son corps et les ombres désincarnées résume cette dualité de perspective : le voyage du poète préfigure l’autre vie (il le dit lui-même en Purg., VIII, 59-60: sono in prima vita, | ancor che l’altra, si andando, acquisti), et la condition des ombres «post-figure» leur existence passée .
D’autres adeptes enfin de l’élucidation typologique de Dante, plutôt que de faire déborder hors de la Comédie la figure ou la réalité figurée, se sont appliqués à les concentrer l’une et l’autre dans les limites du poème. Parmi les représentants de cette orientation, on peut citer par exemple J. Chydenius . Cet historien accorde que le thème général de la Divine Comédie, c’est-à-dire le voyage de Dante à travers les trois royaumes de l’outre-tombe, est une fiction. Toutefois, dans cet univers de fiction, deux ilots d’importance cpitale ne seraient pas fictifs. C’est d’abord l’apparition de Béatrice dans le paradis terrestre, au chant XXX du Purgatoire; dans la, mesure ou elle reprend la mirabile visione de la Vita nupva, XLII, qui est historique, cette apparition doit êtrè regardée elle-même comme un fait histonque. C’est ensuite, à partir du chant XXX du Paradis, la vision du paradis céleste, qui aurait une vérité dans l’ordre de l’expérience spirituelle. Sans doute le persolihage de Béatrice est-il porteur d’une signification complexe: dès le début de la Vita nuova (II, 5), il est le symbole du bonheur ici-bas; rapproché, dans la Comédie, de l’épouse du Cantique des cantiques, il est comme elle l’allégorie de l’Église militante, ou encore de la Vierge Marie. Mais sa fonction principale se dévoile dans son intervention à la fin du Purgatoire; en effet, dès lors que cette apparition de Béatrice se trouve pourvue d’une vérité historique, elle peut supporter une interprétation typologique : elle est précisément le type de la vision de l’Église triomphante au ciel, c’est-à-dire de la Rose des bienheureux contemplée à la fin du Paradis; ainsi retrouve-t-on, dans l’interprétation de Chydenius, le schéma typologique, avec cette particularité que les deux pôles en sont maintenant regardés comme intérieurs à la Comédie : le Pur g., XXX décrirait la figure et l’annonce, dont le Par., XXX, contiendrait l’accomplissement.
Comme J. Chydenius, c’est encore dans les limites du poème que R. Hollander circonscrit les deux termes de la relation typologique qu’il discerne lui aussi dans l’intention de Dante. Le second terme, c’est-à-dire l’accomplissement de la figure, demeure, aux yeux de Hollander comme à ceux de son prédécesseur, la vision de la Rose des bienheureux. Mais la préfiguration même ne lui paraît pas, comme à Chydenius, devoir être cherchée en Purg., XXX: il la trouve dans le Paradis même, en XXX, 76-78, lorsque Béatrice déclare que le fleuve de lumière, les pierres précieuses qui y circulent et l’herbe riante qui le borde «sont du vrai qui viendra l’ombreuse annonce» (umbriferi prefazi); car le mot umbra est effectivement, dans la typologie biblique, un terme technique pour désigner la figure, et il se trouve déjà en Par., I, 22-24, lorsque Dante sollicite d’Apollon la faveur de porter, marquée en lui, l’ombra del beato regno; en sorte que les chants I et XXX du Paradis contiendraient, selon Hollander, une double préfiguration de la vision béatifique dont la fin du même Paradis apportera la réalisation plénière.
Il ne peut être question de contester si peu que ce soit la validité de l’interprétation typologique défendue par Auerbach et sa postérité; elle a indiscutablement renouvelé l’étude de Dante, et cette fécondité même en établit suffisamment le bien-fondé. On ne peut dire pourtant qu’elle soit encore parvenue à réduire certaines difficultés qui retiennent parfois d’y adhérer sans réserves. Il faut avouer d’abord que les divergences mêmes qui séparent les promoteurs de cette conception ne laissent pas d’inspirer quelque défiance; on a vu tel d’entre eux regarder comme le figuratum ce que l’un de ses prédécesseurs identifiait à la figura; on a constaté que les plus récents adeptes de la théorie tendent à repérer à l’intérieur de la Comédie les deux bouts de la chaîne typologique, alors que les plus anciens plaçaient l’un d’eux hors du poème, dans la condition de l’homme terrestre. Ces heurts n’ont pas échappé aux figuralistes euxmêmes, puisque A. C. Charity, on l’a signalé, est conduit à associer, dans la typologie dantesque, à la variété prophétique de type classique, une variété rétrospective selon laquelle la condition eschatologique de l’homme devient la figure post euentum de sa condition terrestre.
Mais cette dernière représentation, dans laquelle la figure est postérieure à la réalité figurée, ressortitelle encore à la typologie? N’est-il pas essentiel à celle-ci que le type soit au contraire antérieur à sa réalisation? Le paradigme de toute typologie n’est-il pas la prophétie messianique et son accomplissement dans la personne et l’oeuvre de Jésus? Or l’histoire du salut a un sens, qu’il n’est pas concevable d’inverser; l’ancien et le nouveau y sont des notions absolues et inconvertibles. Quel fondement donner alors à l’hypothèse d’une typologie rétrospective? Permutant le rapport temporel normal entre type et antitype, celle-ci ne risque-t-elle pas d’apparaître davantage comme une anti-typologie? Du reste, dans une page que Charity lui-même signale avec une parfaite objectivité, saint Thomas d’Aquin a pris soin de mettre en garde contre semblable déviation : le sens spirituel de l’Écriture part de ce qui précède pour s’appliquer à ce qui suit, et non l’inverse; en sorte que les déclarations relatives littéralement à l’eschatologie ne peuvent recevoir d’autre sens; objet visé par toutes les figures, elles ne sont elles-mêmes figure de rien . Adapté à la Comédie, ce principe ne donnerait-il pas à entendre que les événements relatés dans le Paradis (pour ne rien dire de ceux de l’Enfer et du Purgatoire) ne peuvent être, aux termes de la théologie thomiste, le type de quoi que ce soit appartenant à l’existence terrestre?
Il reste que, si saint Thomas semble bien avoir par là condamné la possibilité d’une typologie rétroactive, Dante a pu ne pas se sentir lié par l’interdiction thomiste. Mais il subsiste une autre difficulté plus radicale, à laquelle on ne peut manquer de se heurter. Ce pattern typologique de la Comédie est expressément inspiré de la typologie biblique; sans doute C.S. Singleton évite-t-il de prononcer le mot de typologie; mais il est clair que sa conception de l’allégorie comme structure interne du poème est foncièrement typologique, ainsi qu’il ressort de sa référence à l’interprétation chrétienne de l’Exode, modèle classique de typologie. Or la typologie biblique repose sur la réalité historique de l’événement passé qui est le «type» de l’événement à venir. La conception typologique de la Comédie satisfaitelle à cette exigence fondamentale? On nous dit que le circuit de Dante dans l’outre-tombe, et en particulier l’apparition de Béatrice à la fin du Purgatoire, jouent dans le poème un rôle comparable à celui des événements de l’Exode en ce que, comme eux, ils ont leur vérité autonome, antérieure à toute utilisation figurée. Sans doute; mais il est difficile de concevoir qu’ils puissent être pour autant autre chose que des fictions; car la fiction n’implique pas nécessairement l’intention didactique, puisqu’il existe des fictions romanesques, gratuites et désintéressées. Or une fiction peut-elle supporter une interprétation typologique stricto sensu? D’autre part, nul n’ignore que l’univers de la Comédie comporte quantité de personnages appartenant à l’histoire profane, et un nombre non moindre de figures purement mythiques; les uns et les autres sont appelés à entrer dans la perspective typologique; Auerbach le note expressément , ce qui n’étonne pas si l’on songe à l’attention qu’il a portée aux figures de Caton et de Virgile; mais une représentation d’origine chrétienne comme la typologie peut-elle licitement s’appliquer à des personnages de l’histoire profane ou à des êtres aussi totalement fictifs que ceux de la mythologie?
Fiction ou histoire, voilà l’enjeu essentiel entre les partisans et les adversaires de l’explication typologique de Dante. Il serait certainement simpliste de ne voir dans la Comédie que fiction pure et simple. Faut-il alors la regarder comme une histoire, voire comme un nouveau chapitre de la Bible? À cette objection , R. Hollander répond qu’elle est en tout cas un poème qui se donne pour une histoire, et même pour un nouveau chapitre de la Bible. Soit; l’art de Dante est tel que son voyage semble réel; mais l’illusion parfaite de la réalité historique n’appartient-elle pas justement à la fiction? ; l’auteur de l’Epître à Cangrande ne le reconnaît-il pas luimême quand il définit la forme de la Comédie comme étant «poétique et fictive»? . Il y a là une difficulté qui compromet l’épanouissement de l’interprétation typologique; très certainement, une analyse plus poussée viendra à bout de cet obstacle, et permettra de se rallier sans réticence à une formule célèbre qui, il faut l’avouer, demeure encore passablement énigmatique: «La fiction de la Comédie est que ce n’est pas une fiction» .
La lecture typologique de Dante a produit trop de résultats importants, elle apparaît pour l’avenir pleine de trop de promesses pour qu’on ne lui fasse pas entière confiance. On peut simplement se demander si le mot de « typologie » est, dans le cas présent, indispensable, et si celui d’ « allégorie », ici encore, ne devrait pas suffire. En d’autres termes, il est hors de doute que les notions de typologie et d’allégorie exigent, en elles-mêmes, d’être distinguées; au minimum la première est-elle à regarder comme une espèce particulière, et proprement chrétienne, de la seconde. Mais s’ensuit-il que, s’agissant d’un auteur de la fin du moyen âge, l’on soit en droit de parler de typologie? Aussi bien, certains des défenseurs les plus décidés de la thèse typologique (Singleton, Hollander) se sont abstenus de le faire, et continuent à nommer l’«allégorie» de Dante comme l’objet de leurs recherches; il semble que ce soit eux qui ont raison.
Ce qui est sûr, c’est que «typologie» est un vocable moderne, absent de la latinité comme de la grécité. Sans doute celles-ci connaissent-elles τύπος - typus et d’autres mots de la même famille . Mais il est remarquable que ces mots, loin d’être distingués de l’allégorie, lui soient au contraire conjoints; c’est ainsi que des chrétiens attaqués par Celse faisaient profession d’admettre la cosmogonie et la Loi de Moïse «au moyen d’une allégorie de nature typologique» . Manifestement, cette intégration ancienne de la typologie à l’allégorie était commandée par l’exemple même de saint Paul qui, tout en donnant des deux fils d’Abraham (Gen., XVI) l’exégèse la plus typologique qui soit, avait dit de ces événements: άτινά έστιν άλληϒορούμενα (Gal, IV, 24). La formule paulinienne devait fixer le vocabulaire pour des siècles; sans elle, le mot d’allégorie ne se serait probablement pas maintenu dans l’usage chrétien. On le devine dans l’attitude des exégètes de l’école d’Antioche, connue pour son hostilité à l’endroit de l’allégorie: ils accueillent le terme, puisque saint Paul l’employa; mais ils auraient préféré qu’il en employât un autre, celui de «type», mieux accordé, selon eux, à la vérité historique des événements de l’Ancien Testament . Énonçant que l’Apôtre, tout en parlant d’allégorie, avait en vue le type, ces auteurs attestent à leur façon que les deux mots n’étaient pas opposés, puisqu’un écrivain sacré avait pu employer l’un pour l’autre; le témoignage est notable, venant du milieu antiochien hostile à l’allégorie autant que favorable à la typologie, et, pour cette raison, plus porté qu’aucun autre à disjoindre les deux notions.
Les Pères latins, quant à eux, sont unanimes à' nommer «allégorie» ce que l’on entend aujourd’hui par typologie. Hilaire, par exemple, applique le motj aux événements de l’Exode ; Augustin distingue sans doute les deux notions, mais il les réunit sous le nom commun d'allegoria, et consent simplement à spécifier la typologie par la précision allegoria in facto, à l’intérieur du concept plus vaste d'allegoria in verbis . Les exemples abondent où le mot «allégorie» se trouve étroitement associé, — comme leur synonyme, mêlé à leur définition ou défini par eux, — aux termes caractéristiques de la typologie, tels que «type» , «figure» , «prophétie» , «ombre du futur» , etc.
Quelques sondages opérés chez les théologiens médiévaux montrent leur conformité à l’usage patristique: ils persistent à n’avoir pas de vocable propre pour désigner la démarche typologique (dont ils ont pourtant parfaitement isolé la notion), et à la réputer «allégorie». Cette pratique se transmet à la faveur de l’expression augustinienne allegoria in facto, que reprennent les exégètes du haut moyen âge, tels Bède et Jean Scot . Saint Thomas d’Aquin se range à l’usage commun quand il nomme sens allégorique (qu’il prend d’ailleurs pour synonyme du sens typique) celui conformément auquel les événements de l’Ancien Testament sont entendus du Christ et de l’Église , — ce qui est bien la définition de la moderne typologie.
On voit la conclusion qui ressort de cette rapide enquête: bien qu’il ait parfaitement perçu l’originalité de l’exégèse que l’on appelle aujourd’hui typologique, le christianisme patristique et médiéval ne l’a pas affectée d’une dénomination particulière; la regardant, avec raison, comme une subdivision de l’exégèse allégorique entendue dans son sens le plus large, il l’a nommée elle aussi allégorie, quitte à spécifier parfois ce mot trop général au moyen de diverses distinctions. Ce fait de langue est loin d’avoir échappé aux historiens ; les promoteurs de la typologie dantesque le reconnaissent eux-mêmes . On en tirera une règle à laquelle ces derniers ne se sont pas tous tenus: puisque les auteurs médiévaux n’ont pas connu, pour désigner la typologie, d’autre terme que celui d’«allégorie», puisque Dante, comme on ne tardera pas à le vérifier ici même, se montre pleinement médiéval sur ce point, on s’abstiendra de faire état, à son propos, d’une typologie non allégorique. Naturellement, une telle résolution n’équivaut en rien à nier l’opportunité d’une interprétation typologique du poème: celle-ci garde toute sa valeur, et s’imposera mieux encore quand elle aura réussi à surmonter certaines difficultés préjudicielles. Il s’agit simplement, pour parler de Dante, de se plier à son propre vocabulaire; or celui-ci ignore toute typologie qui n’entrerait pas dans la démarche allégorique et porterait un autre nom qu’elle.
On maintiendra donc à l’allégorie dantesque toute son ampleur sémantique, en rapport avec la définition étymologique du mot, et telle qu’elle ne laisse pas hors d’elle les notions de symbolisme et de typologie. Ce n’est pas à dire qu’elle englobe tous les procédés expressifs figurés. Par exemple, on ne comptera pas au nombre des allégories les similitudini jadis répertoriées par L. Venturi , c’est-à-dire les comparaisons, multiples chez Dante et souvent admirables, du type come..., così... Cette exclusion se trouve être encore conforme à l’usage ancien, qui, au moins depuis Aristote , distinguait de la métaphore (or l’allégorie est une «métaphore continuée») l’image, ces deux figures étant caractérisées respectivement par l’absence ou la présence de la conjonction «comme».