Dati bibliografici
Autore: Jean Pépin
Tratto da: Dante et la tradition de l'allégorie
Editore: Vrin, Paris
Anno: 1970
Pagine: 53-100
On connaît le propos du Convivio: organiser un banquet imaginaire, dont la viande sera faite de chansons (sans doute composées auparavant; il devait y en avoir quatorze) souvent obscures, et dont le pain consistera dans un commentaire destiné à éclairer cette obscurité (Conv., I, 1, 15). L’intention véritable de ces chansons différant de leur intention apparente, il s’agira, après en avoir conté l’histoire à la lettre, de les expliquer par l’allégorie (I, 1, 18). Voilà posée d’emblée, pour les canzoni, la distinction d’un sens littéral apparent et d’un sens allégorique plus vrai.
Au début du traité II , Dante répète que l’explication doit être littérale et allégorique. À l’appui de quoi il rappelle que les «écritures» (au nombre desquelles il compte ses canzoni) sont à interpréter selon quatre sens:
1° le sens littéral, limité à la lettre des fictions ;
2° le sens allégorique, caché sous les fables comme la vérité sous un beau mensonge; ainsi, quand Ovide dit (Métam., XI, 1-2) qu’Orphée apprivoisait les fauves et attirait à lui arbres et pierres, il veut dire que le sage, par sa parole, adoucit les coeurs cruels et meut à sa guise ceux qui sont privés de la vie raisonnable; les théologiens prennent ce sens autrement que les poètes: Dante, quant à lui, suivra ces derniers;
3° le sens moral, défini par son utilité; exemple: si trois apôtres seulement assistent à la Transfiguration (Matth., XVII, 1-9), entendons qu’il faut admettre peu de témoins aux choses très secrètes;
4° le sens anagogique, ou sur-sens: c’est l’explication spirituelle, ordonnée à la vie étemelle, d’une écriture par ailleurs vraie au sens littéral; ainsi le Ps. CXIII (quand Israel sortit d’Égypte, la Judée devint libre), outre sa vérité littérale manifeste, signifie spirituellement que, sortie du péché, l’âme est rendue à sa souveraineté (II, 1, 2-7).
Après quoi vient une célébration de la primauté du sens littéral, qui doit passer avant les autres (Dante répétera quatre fois : surtout avant l’allégorique). L’argumentation est ici très serrée, et proprement syllogistique:
1° il serait impossible de ne pas commencer par le sens littéral, attendu que: — l’accès du dehors précède celui du dedans; or le sens littéral est le dehors des écritures, en lui les autres sont enclos; — la forme ne survient que dans un sujet matériel préalablement disposé; or le sens littéral est sujet et matière des autres; — qu’il s’agisse d’une maison ou d’une science, on ne peut édifier qu’en commençant par le fondement; or la démonstration littérale est le fondement des autres;
2° même s’il était possible de ne pas commencer par le sens littéral, ce serait irrationnel; en effet, comme le dit Aristote (Phys., I, 1, 184a 16-21), la nature veut que la connaissance procède du plus connu au moins connu; or le sens littéral est mieux compris que les autres (II, 1, 8-14).
Aussi Dante se propose-t-il, pour chacune de ses canzoni, d’en expliquer d’abord le sens littéral, puis l’allégorique, et, à l’occasion, les autres sens (II, 1, 15). En fait, dans ce qu’il écrira du Convivio, il sera fidèle à ce programme, du moins en ce qui concerne les deux premiers sens. Commentant par exemple la chanson Voi che’ ntendendo il terzo ciel movete, il note le passage de l’explication littérale (selon laquelle ce premier vers s’adresse aux intelligences angéliques motrices du ciel de Vénus) à l’explication «allégorique et vraie» (qui découvre dans le même vers la mention des maîtres de rhétorique, tels Boèce et Cicéron) (II, 12, 1), ou encore de l’exposition «fictive et littérale» à la «vraie signification» (II, 15, 2). La succession des deux interprétations est pareillement soulignée dans le commentaire de la chanson Amor che ne la mente mi ragiona (III, 10, 10; 14, 1; 15, 20). Quant aux exégèses morale et anagogique des canzoni, elles apparaissent parfois; ainsi en II, 15, 6, où le 3e verset de la chanson Voi che’ ntendendo il terzo ciel movete, après avoir fait l’objet d’une interprétation littérale, est reconnu porteur d’alcuna moralitade, relative aux problèmes de l’amitié.
L’avant-dernier des quinze traités qui devaient composer le Convivio aurait montré, dit Dante, pourquoi la dissimulation par l’allégorie fut inventée par les sages (II, 1, 4). Divers passages des quatre livres auxquels l’auteur s’arrêta laissent deviner en quels termes cette promesse aurait été tenue: si la chanson Voi che’ ntendendo il terzo ciel movete parle d’un amour pour une donna gentile, — et non pas pour dame Philosophie, qui en est pourtant le véritable objet, — si elle cache le vrai sotto figura d’altre cose, c’est qu’il ne serait pas digne d’en rimer ouvertement, et que les auditeurs ne pourraient saisir un discours sans fiction; à cet énoncé du double mérite de l’expression allégorique (elle convient seule aux sujets les plus relevés, en même temps qu’elle donne une pâture aux esprits superficiels) fait suite une remarquable définition de l’interprétation allégorique : elle «ramène le discours feint de ce qu’il sonne à ce qu’il signifie» (II, 12, 8-10). Dans cet art difficile, Dante se prétend maître: il montrera, caché sous figure d’allégorie, la vraie signification de ses chansons, che per alcuno vedere non si può s’io non la conto; exégèse non seulement plaisante à entendre, mais propre à enseigner aussi bien la technique de l’expression allégorique que l’interprétation allégorique des écrits d’autres auteurs (I, 2, 17); noter dans ce dernier texte, nettement formulée, la distinction des deux sens du mot «allégorie», dont on a dit la nécessité au début de cette étude.
Le traité de la Monarchie touche à la question de l’allégorie de façon accidentelle, mais intéressante. Certains adversaires de Dante, du parti guelfe assurément, pour établir que l’autorité de l’Empire dépend de celle de l’Église, tiraient argument de la Genèse, I, 16 sur la création du grand et du petit luminaire, celui-ci, la lune, n’ayant d’éclat que reçu de celui-là, le soleil; dans ces deux luminaires, ils voyaient, allegorice dicta, les deux gouvernements, et y trouvaient la preuve que le gouvernement temporel n’a d’autorité que reçue du spirituel (Mon., III, 4, 1-3).
À quoi l’auteur répond que, circa sensum misticum, deux erreurs sont courantes: en chercher un où il n’y en a pas, ou bien l’entendre autrement qu’il ne faut. Il dénonce chacune de ces erreurs au moyen de textes de saint Augustin: l’un, tiré de la Cité de Dieu, XVI, 2, nie que tous les faits racontés dans l’Écriture aient en outre un sens caché, non omnia que gesta narrantur etiam significare aliquid putanda sunt, et déclare que ceux qui en sont dépourvus sont introduits en fonction des autres; l’autre texte augustinien, emprunté au De doctrina Christiana, I, 36, 41-37, 41, vise celui qui voit dans les Écritures autre chose que n’a fait l’auteur sacré, et commet ainsi l’erreur de préférer le détour à la voie droite, avec les risques que cette habitude comporte pour la foi (III, 4, 6-9). Dante applique cette double mise en garde à ses adversaires, et va détruire leur interprétation des deux luminaires censés représenter par figure (typice importare) les deux gouvernements (III, 4. 12) .
Peu importe ici son argumentation, qui d’ailleurs ne le cède guère en artifice à l’exégèse incriminée. Mais il valait la peine de relever la condamnation des excès et des déviations de l’interprétation allégorique. On en rapprochera le Paradis, XIII, 127-129, où saint Thomas, dénonçant la précipitation du jugement, en donne comme exemple la démence de Sabellius et d’Arius qui ont défiguré le droit visage de l’Écriture; sans doute Dante reproche-t-il à ces hérésiarques l’abus et le dévoiement de l’allégorie; aussi bien la commune mention de Parménide et Mélissus, comme types de l’esprit faux, en Mon., III, 4, 4 et en Par., XIII, 125 confirme-t-elle la parenté des deux textes .
Cette Épître XIII est, on le sait, une introduction à la Divine Comédie, adressée en hommage au bienfaiteur de Dante, Cangrande della Scala, seigneur de Vérone. L’authenticité en est suspectée . Quoi que l’on en pense, on ne peut se dispenser de verser ce texte au dossier de l’allégorie dantesque, tant l’apport en est considérable, qu’il soit ou non de la main de Dante. On y lit en effet que la Comédie n’a pas un sens simple, mais plusieurs sens, qu’elle est polisemos; au premier sens, celui de la lettre, s’en ajoute un autre, celui des significations de la lettre, et ce second sens est allégorique ou moral ou anagogique.
Cette doctrine (à l’exception naturellement de son application à la Comédie) coïncide à peu près avec celle du Convivio. Également commun aux deux textes l’exemple du Psaume CXIII : In exitu Israel de Egipto, à ceci près que le Convivio n’en offrait que le sens littéral et le sens anagogique, tandis que lui sont maintenant appliquées les quatre interprétations ; selon la lettre, c’est un événement de l’histoire juive; selon l’allégorie, notre rédemption par le Christ; au sens moral, la conversion de l’âme passant du péché à la grâce; au sens anagogique enfin, la libération de l’âme sainte qui sort de l’esclavage de la mort pour entrer dans la gloire éternelle {exitus anime sancte ab huius corruptionis seruitute ad eterne glorie libertatem; l’auteur se souvient ici d’une autre Épître, celle de saint Paul aux Romains, VIII, 21: liberabitur a seruitute corruptionis in libertatem gloriae; c’était déjà l’interprétation du Conv., II, 1, 6-7; ce sera aussi, implicitement, celle du Purg., II, 46-48, où l’on voit le même Ps. CXIII — d’ailleurs en usage dans la liturgie des funérailles — entonné par les âmes que l’ange psychopompe guide aux rivages du purgatoire; ces rencontres montrent que l’auteur de l’Epist. XIII, s’il n’est pas Dante, se trouvait avec lui dans une profonde communion de pensée et de sentiment). D’un côté donc le sens «littéral ou historial» ; de l’autre les trois sens «mystiques», qui, malgré la diversité de leurs dénominations, peuvent tous être dits, de façon générale, allégoriques, dans la mesure où ils diffèrent du sens littéral; car «allégorie» vient du grec alleon, «autre» ou «différent» (Epist. XIII, 7, 20-22).
Devant ainsi se prêter à deux interprétations, le sujet de la Comédie, manifestement, sera double: selon la lettre, l’état des âmes après la mort, pris absolument; allégoriquement, l’homme libre qui, nanti de ses mérites et démérites, se présente à la Justice (8, 23-25) . Toutefois, il s’agit là du sujet de l’ouvrage entier; quant à la partie qui en est offerte à Cangrande, à savoir le Paradis, elle a pour sujet littéral l’état post mortem, non pas de toutes les âmes indistinctement, mais des âmes bienheureuses; et pour sujet allégorique, non pas tout homme offert à la Justice, mais l’homme méritant qui va en recevoir sa récompense (11, 33-34). La dualité du sujet rend nécessaire une double interprétation; l’auteur de l’Épître amorce l’exposition de la lettre en annonçant qu’elle se bornera à faire apparaître la forme de l’ouvrage, c’est-à-dire ses grandes divisions (17, 42-43).
Vers la fin du texte (29, 83-84) se rencontre une observation intéressante sur la raison d’être de l’expression allégorique : revenu du paradis où il a vu la réalité de Dieu, le poète l’a oubliée, ou, s’il s’en souvient, sa parole est impuissante à la dire. Le Convivio, III, 4, 4 et 11-13 avait déjà formulé la même idée : la parole ayant des moyens plus limités que la pensée, elle ne peut la suivre partout, et les fautes de rime sont excusables quand le sujet traité est l’amour pour la donna de la chanson Amor che ne la mente mi ragiona. Sur ce thème de la langue qui défaille à conter certaines expériences, la Comédie elle-même revient à plusieurs reprises: en Par., I, 4-9, Dante, descendant de l’empyrée où resplendit le plus la gloire divine, se souvient de saint Paul (Il Cor., XII, 1-4) pour avouer qu’il ne sait ni ne peut redire ce qu’il a vu là-haut; en Par., XXXIII, 55-57, 106-108, 121-123, alors qu’il essaie de monnayer en discours sa contemplation de la Trinité divine, il ressent douloureusement la pauvreté de la parole:
Oh quanto è corto il dire e come fioco
al mio concetto!
(vers 121-122);
et il éprouvait déjà la même difficulté à tenter de décrire l’horreur des bouges infernales (Inf., XXVIII, 1-6) . On comprend en quoi cette constatation rejoint dans VÉpitre XIII le problème de l’allégorie: si certaines visions de l’intellect sont intraduisibles en langage clair, sermone proprio, l’issue est dans le recours aux métaphores, comme le laisse entendre l’exemple de Platon; mais on n’a pas oublié que la métaphore est de même nature que l’allégorie. Alléguant le cas de Platon, l’Épître se rencontre avec un passage important du Paradis, IV, 40-63, où l’on voit Béatrice expliquer à Dante pourquoi les âmes saintes, qui en réalité demeurent toutes dans l’empyrée, lui apparaissent logées dans les cieux planétaires à proportion de leur degré de béatitude : c’est qu’on ne peut parler autrement à des esprits qui tirent du sensible toute connaissance; ainsi l’Écriture attribuet-elle à Dieu pieds et mains, ed altro intende; il en va de même quand Platon, dans le Timée, professe l’origine et la destinée astrales de l’âme: c’est une erreur, s’il n’entend rien d’autre qu’il ne dit, si, corne dice, par che senta; mais peut-être son idée est-elle d’autre sorte que ne sonnent les mots (sua sentenza è d’altra guisa | che la voce non suona), et ceux-ci cachent-ils un sens respectable . Ces diverses façons de distinguer, chez Platon aussi bien que dans la Bible, entre les mots et le sens montrent que l’on est en pleine allégorie, dont c’est là, on l’a vu, la notion traditionnelle.
Le faussaire de l’Épître à Cangrande, si faussaire il y a, ne cesse donc, touchant la théorie de l’allégorie, de se rencontrer avec Dante. L’impression dernière est celle d’une grande conformité entre l’Épître et le Convivio: la première veut appliquer à l’interprétation de la Comédie la doctrine des quatre sens bibliques, tout comme le second se proposait de procéder pour les canzoni; mais l’un et l’autre ne réalisent en fait que la moitié de ce programme, puisque seuls deux des quatre sens, le littéral et l’allégorique, y sont véritablement exploités .
Il n’en subsiste pas moins entre les deux textes fondamentaux des divergences, dont voici la principale: les quatre sens en question dans l’Épltre, avant toute application à la Comédie, sont manifestement ceux de l’Écriture, comme le montre l’exemple du Ps. CXIII quadruplement interprété; dans le Convivio en revanche, seuls les sens moral et anagogique reçoivent une illustration biblique, les deux autres étant mis en rapport avec les fables des poètes profanes, notamment avec celle d’Orphée. Dante a eu pleinement conscience de cette discrimination qu’il observe (Conv., II, 1, 4) que le sens allégorique est pris par les théologiens autrement que par les poètes, et qu’il suivra quant à lui l’usage des poètes.
Comment entendre ce différend entre théologiens et poètes? Plus que sur le sens allégorique, il doit porter sur le sens littéral. Dante, on l’a vu, conçoit la lettre comme un discours de fiction (parole fittizie) tel que sont les fables, et encore comme un «beau mensonge» (bella menzogna) (Conv., II, 1, 3); par cette dernière formule, il reprend une vieille idée que l’on trouve déjà dans un mot célèbre d’un rhéteur du IIe siècle, Théon d’Alexandrie : «Le mythe est un discours mensonger qui exprime la vérité en images» (λόϒος ψευδής είκονίζων άλήθειαν). Mais il est clair que les théologiens n’étaient pas disposés à regarder le sens littéral de la Bible comme fictif, fabuleux et mensonger; parmi eux, Origène fait tout à fait figure d’exception quand il admet que les écrivains sacrés «sauvaient souvent la vérité spirituelle dans le corps qui était, pourrait-on dire, mensonge» (έν τώ σωματικώ [...] ψενδεί) ; pour la tradition chrétienne en revanche, la lettre de l’Écriture est assurée de sa vérité propre, avant toute interprétation spirituelle. Il faut ajouter qu’une distinction très semblable à celle que Dante établit entre l’allégorie des théologiens et celle des poètes avait été instituée au XIIe siècle par Bernard Silvestre; car cet auteur divise le discours figuré ou involucrum en deux espèces: l’allegoria proprement dite, qui, dans un récit historique, enveloppe une vérité d’un autre ordre, et l’integumentum, qui utilise à la même fin un récit fabuleux; le premier procédé appartient à la sainte Écriture, le second à la philosophie . Dans cette définition de l’integumentum on reconnaît sans peine la description du sens allégorique (des poètes) selon le Convivio, II, 1,3: une vérité cachée sous le manteau des fables; simplement, Dante revient, pour désigner le procédé littéraire profane, au mot «allégorie» auquel Bernard Silvestre avait, pour sa part, renoncé.
Le contraste entre la perspective du Convivio et celle de l’Épître apparaît donc dans le fait que l’allégorie des théologiens, exclue dans la première, s’impose dans la seconde, c’est-à-dire que le sens littéral a cessé d’être regardé comme fictif ou mensonger. Si l’on considère maintenant que le but de l’Épître est d’orienter l’exégèse de la Comédie, on comprend quel argument hors de pair l’Épître fournit aux défenseurs de la théorie typologique, et pourquoi ils s’attachent si fort, probablement avec raison, à l’authenticité de ce texte; à l’opposé de la bella menzogna admise par le Convivio, la Comédie telle que la conçoit l’Épître a, selon l’heureuse formule de R. Hollander , toutes les apparences d’une menzogna vera, c’est-à-dire d’un poème pourvu d’une vérité analogue à celle de l’histoire. Cependant, la position du Convivio demeure surprenante; on conçoit parfaitement que l’Épître définisse les quatre sens en se référant de façon homogène à la Bible, et même à un verset biblique unique; on admettrait à la rigueur qu’ils fussent décrits dans leur application, également homogène, à un texte profane, comme l’a fait par exemple Boccace en soumettant à la quadruple exégèse le meurtre de la Gorgone par Persée; mais comment l’auteur du Convivio a-t-il pu mêler les deux systèmes de référence, définir la lettre et l’allégorie dans la perspective des fictions poétiques, tout en rapportant à la Bible les sens moral et anagogique? Cela revient à revendiquer pour les canzoni une exégèse hybride, mi-poétique, mi-théologique, et donne à penser que Dante a hésité entre ces deux registres, dont il souligne luimême l’incompatibilité .
En réalité, le désaccord entre poètes et théologiens touchant la nature du sens littéral est plus profond encore. De Vallegoria in uerbis, qui établit un rapport de signification entre deux textes, on a vu saint Augustin distinguer, comme plus proprement chrétienne, Vallegoria in facto, dans laquelle c’est un événement de l’Ancien Testament, et non plus seulement un texte, qui préfigure un événement du Nouveau. Cette notion A'allegoria in facto, qui est' la définition même de la typologie, a été reprise et précisée par saint Thomas d’Aquin: alors que l’homme doit se borner à charger de signification les mots. Dieu a le pouvoir d’en charger aussi les faits; d’où l’originalité du discours divin relativement au discours humain: dans l’un et l’autre, les mots signifient d’abord des faits, et c’est le sens historique ou littéral; mais le privilège de l’Écriture est que ces faits eux-mêmes y signifient à leur tour d’autres faits, et c’est le sens spirituel .
Or, comme C.S. Singleton l’a observé avec une grande perspicacité , la Lettre à Cangrande se range sans aucun doute à l’avis de saint Thomas quand on y lit que le sens non littéral de la Comédie est celui qui est obtenu «par le moyen des choses signifiées par la lettre» . Mais, à voir ainsi l’auteur de la Lettre appliquer au poème l’allégorie des théologiens, on ne peut éviter de se demander ce qu’est devenue la résolution de Dante, dans le Convivio, de s’attacher pour sa part à l’allégorie des poètes; lettre morte, apparemment; il est permis de penser que la prise en considération de la théorie thomiste de l’allégorie n’est pas étrangère à ce radical changement de cap; d’autre part, on sait que le Convivio est demeuré inachevé, et très largement, arrêté à la fin du IVe livre alors que le projet en comportait quinze; il doit y avoir, à cette défection, une raison grave; ne serait-ce pas justement, selon l’hypothèsci éclairante de C.S. Singleton encore , que Dante aura découvert entre-temps la stérilité de l’allégorie des poètes pour l’édification de sa Comédie?
Le texte de la Somme théologique que l’on vient de voir, comme d’ailleurs celui d’Hugues de Saint-Victor qui semble en être la source, en même temps qu’il expose la théorie des res accommodatae ad significandum, l’assortit d’un corollaire de grande portée: c’est que ce pouvoir de charger de signification les événements eux-mêmes est le privilège de Dieu et de l’Écriture dont il est l’auteur; aucune science humaine n’y peut prétendre; en sorte que seule l’Écriture est capable de contenir un sens spirituel, le discours proprement humain n’offrant jamais que son sens littéral. On retrouverait cette exclusive dans d’autres pages encore de saint Thomas, et aussi d’Hugues de Saint-Victor ; Jean de Salisbury, qui appartient comme Hugues au XIIe siècle, s’emportait semblablement contre quiconque prétend, dans les arts libéraux, ne pas se satisfaire du sens littéral .
On ne peut se dispenser de confronter cette prise de position à celle de Dante, sachant combien il a subi l’influence de la théologie thomiste. Il est normal de penser que la distinction opérée par le Convivio entre l’allégorie des théologiens et celle des poètes se rattache à l’effort déployé par saint Thomas et ses prédécesseurs pour restreindre à l’Écriture toute possibilité d’un sens allégorique: Dante aura voulu se ranger à la thèse thomiste en réservant l’exercice de la véritable allégorie à la révélation biblique, qu’il nomme «théologie» conformément à la tradition dionysienne; en même temps, il aura revendiqué pour les poètes, dont il est, le droit à l’allégorie au sens large, que leur reconnaissait l’usage classique .
Mais la difficulté majeure soulevée par la position thomiste concerne l’Épître à Cangrande; car c’est bien l’allégorie biblique stricto sensu que ce document se propose d’appliquer à l’intelligence de la Comédie; or, un tel dessein est-il concevable après l’interdit prononcé par saint Thomas contre toute tentative de prêter à une oeuvre littéraire humaine un sens différent du sens littéral? Théoriquement, on pourrait supposer que l’auteur de l’Épitre ne s’est pas arrêté à l’exclusive thomiste; mais, si l’on admet par ailleurs, comme on vient de voir Singleton le faire, que l’Épître est tributaire du thomisme pour la théorie des res accommodatae ad significandum, cette échappatoire ne se trouve-t-elle pas interdite?
Beaucoup d’historiens se sont laissé impressionner par l’objection . Elle fournit évidemment un argument considérable aux adversaires de l’authenticité de l’Épître, qui ne se sont pas privés de le brandir; ainsi fait B. Nardi . Les défenseurs de la structure typologique de la Comédie ripostent en dénonçant le caractère fâcheusement a priori d’une telle méthode, ce qui n’est pas faux non plus. Il faut avouer que le problème est loin d’être résolu; il est un nouvel exemple des difficultés que doit encore surmonter la théorie typologique, et qui appellent une autre réponse qu’un acte de foi dans l’extension à la Comédie du privilège de la Bible.
Les «théologiens» eux-mêmes ne sont pas sans s’être intéressés à l’allégorie des «poètes». Saint Thomas a dû envisager la question dans sa théorie de l’exégèse, qui s’impose décidément comme un modèle de cohérence et d’achèvement. S’il est vrai, comme il le pense, que les oeuvres littéraires humaines ne comportent d’autre sens que littéral, les figures que l’on y rencontre doivent nécessairement appartenir au sens littéral. Saint Thomas arrive encore à la même conclusion par une voie un peu différente: le sens littéral d’un texte est celui que l’auteur a l’intention d’exprimer ; si l’on considère d’autre part que l’auteur d’une fiction poétique ne poursuit d’autre fin que la signification qui s’y cache, il s’ensuit que cette signification est le véritable sens littéral du poème ; ce qui fait que le sens littéral est pourvu d’une double nature: il peut être propre ou métaphorique, selon que l’écrivain n’use pas ou use du style figuré . Aussi bien, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les théologiens ne refusent pas de reconnaître, dans la Bible même, une place aux fictions poétiques: ce sont les paraboles; là encore, le sens littéral n’est pas la figure, mais le figuré, il n’est pas le «bras de Dieu», mais la puissance de Dieu; ainsi parle de nouveau saint Thomas , ajoutant ici aussi que le sens littéral est alors double: le sens littéral propre, limité à la fiction, et le sens littéral figuré, ou sens parabolique, constitué par la signification.
Il faut d’ailleurs savoir que cette inclusion thomiste du sens figuré ou parabolique dans le sens littéral est contraire à l’usage patristique; saint Augustin, par exemple, ordonnait les mêmes concepts d’une façon toute différente quand il identifiait d’une part le sens figuré au sens allégorique ou prophétique , d’autre part le sens littéral ou charnel au sens propre, ce qui le conduisait logiquement à faire coïncider le sens figuré avec le sens spirituel et à l’opposer au sens littéral . En décrochant ainsi le sens figuré ou métaphorique du sens spirituel pour l’intégrer au sens littéral, saint Thomas et quelques autres auteurs du XIIe siècle introduisaient dans la théorie de l’exégèse une nouveauté d’une extrême importance, ainsi que les historiens l’ont souvent signalé .
Les spécialistes de Dante l’ont eux-mêmes reconnu . Ainsi est-on amené à examiner la position du poète relativement à l’innovation thomiste, et à relever sur ce point une nouvelle discordance entre le Convivio et l’Épitre XIII. Le Convivio se montre fidèle au schéma ancien, puisqu’on y lit que la signification des fables ressortit à l’allégorie, leur sens littéral se limitant à l’apparence de fiction. Mais peut-être VÉpltre est-elle moins indemne de l’influence thomiste. En effet, comme l’a remarqué B. Nardi , il est à première vue surprenant que le sens littéral de la Comédie y soit dit être le status animarum post mortem (Epist. XIII, 8, 24); bien plutôt, ne s’agirait-il pas là, selon la perspective du Convivio, déjà d’un sens allégorique, non moins que le homo... iustitie... obnoxius auquel l’Épître (8 , 25) réserve cette qualité? et le vrai sens littéral, selon l’usage classique, de la Comédie ne serait-il pas davantage le voyage de Dante à travers les trois royaumes d’outre-tombe ? Cette observation de Nardi a soulevé la réprobation : il aurait oublié que si, littéralement parlant, le sujet du poème est en effet le voyage de l’auteur, cela doit s’entendre, non seulement de ce que Dante a fait pendant ce voyage, mais également de ce qu’il a vu, à savoir précisément l’état des âmes après la mort.
La justesse de cette critique ne détruit pas entièrement l’objection formulée par l’historien italien. Sans doute celle-ci est-elle justiciable d’une autre explication: on peut imaginer ici encore que l’influence de saint Thomas, absente du Convivio sur ce point, marquerait l’Épître et rendrait compte de la dissonance entre les deux textes aussi bien que de l’anomalie apparente du second. L’auteur de l’Épître (quel qu’il soit: il peut parfaitement s’agir du Dante de 1316 ou 1319) se sera rallié à la doctrine thomiste que l’on a vue et selon laquelle le sens le plus manifestement figuré d’un poème est réputé littéral; dans cette perspective, le sens littéral propre perd tout intérêt sous le nom de «fiction»; ainsi comprend-on que, dans l’Épitre XIII, 9, 27, la forme de la Comédie soit dite «poétique et fictive». En revanche, dix ou quinze ans plus tôt, l’auteur du Convivio suivait encore la voie traditionnelle pour laquelle la lettre est la lettre et l’allégorie, l’allégorie.
En vérité, il n’est pas impossible que le Convivio lui-même porte déjà, à cet égard, quelque trace de l’herméneutique thomiste. À en croire les analyses subtiles, mais séduisantes, de Ph. Damon , ce serait dans la célèbre distinction entre l’allégorie des poètes et celle des théologiens. Damon ne se satisfait pas de la thèse courante selon laquelle cette distinction correspondrait à la dualité (elle aussi thomiste, d’ailleurs) de la «sémantique humaine», où les mots signifient des choses, et de la «sémantique divine», où les choses signifient d’autres choses. Dante aurait en vue une autre répartition, fondée sur la présence ou l’absence de l’intention allégorique dans la conscience de l’auteur; car tout texte, sacré ou profane, admet deux modes d’interprétation: une interprétation poétique, conforme à l’intention consciente de l’auteur, et une interprétation théologique, visant l’intention de Dieu qui opère à travers l’auteur et à son insu. Dans le Convivio, Dante se rangerait à la première formule, avec le dessein de restituer le sens allégorique qu’il a eu l’intention de cacher dans ses chansons; dans la Vita nuova au contraire, il découvre dans ses premiers poèmes des sens qui, voulus par Dieu, lui avaient échappé à lui-même sur le moment: ma ora è manifestissimo ; voilà, dans ce dernier cas (qui, pourrait-on ajouter, sera aussi celui de la Comédie), l’allégorie des théologiens.
On comprend en quoi la distinction du Convivio, ainsi entendue, pourrait se ressentir de l’influence thomiste: pour saint Thomas également, le sens littéral étant défini celui que l’auteur a en vue, le sens caché consciemment se trouve être littéral; notation qui, dans le langage de Dante, serait devenue: un tel sens ne ressortit pas à l’allégorie des théologiens, et, s’il peut pourtant être dit allégorique, c’est seulement de l’allégorie des poètes. Cette allégorie des poètes ne serait pas absente de la Bible même; elle s’y rencontrerait chaque fois qu’un événement de l’Ancien Testament, relaté par ailleurs dans son historicité pure, fait l’objet, de la part d’un prophète, d’une exploitation consciente .
La sortie des Israélites hors d’Égypte a été vécue dans VExode, XII, 37 sq., et parlée dans le Psaume CXIII, In exitu; saint Augustin a admirablement perçu la différence des deux traitements comme étant celle des jacta et des dicta: les uns comme les autres ayant été disposés par l’action divine, il voit dans les uns et les autres une figure annonciatrice de la parousie eschatologique, figura rerum pour le simple récit de l’Exode, figura uerborum pour le discours redoublé du psalmiste . Comme objet exemplaire de l’interprétation anagogique, l’auteur du Convivio aurait pu prendre directement les événements de l’Exode; s’il a choisi de citer leur réfraction dans la conscience du psalmiste, ne serait-ce pas justement qu’il a voulu relever dans la Bible un exemple d’allégorie des poètes, homogène, selon sa conception, à la fable d’Ovide? Dans l’herméneutique de saint Thomas en effet, le texte du psaume et celui du poète latin présentent un caractère commun qui est de n’offrir de sens que littéral.
On peut trouver un peu alambiquées ces réflexions de Damon; on peut leur reprocher, ce qui est plus sérieux, de ne pas rendre compte de l’Epître à Cangrande, où c’est encore le psaume In exitu qui est mis à contribution, et beaucoup plus amplement que dans le Convivio, pour illustrer la théorie des quatre sens, alors qu’il s’agit maintenant, de toute évidence, de l’«allégorie des théologiens»; mais on doit reconnaître que de telles analyses projettent une lumière entièrement nouvelle, empruntée pour une part à la doctrine thomiste, sur la distinction de Dante entre les deux allégories.
Voilà donc divers cas où le rappel des théories contemporaines sur l’allégorie aide à surmonter une difficulté relative à Dante. Rien d’étonnant à cela, tant il est vrai que les différentes thèses que l’on a relevées dans le Convivio, dans la Monarchie et dans l’Épître à Cangrande sont tributaires des idées du temps et, au-delà, de l’herméneutique patristique. Quelques exemples détaillés ne laisseront aucun doute à ce sujet.
[G]énéralités (Conv., II, 1,2-7; Epist. XIII, 7, 20-22). Rien n’était plus courant à l’époque de Dante que de reconnaître, comme il le fait, un quadruple sens de l’Écriture. Dans l’impossibilité de citer tous les adeptes médiévaux de cette théorie , il faut nommer au moins saint Thomas . Aux confins du XIIe et du XIVe siècle, c’est-à-dire exactement au temps de Dante, un célèbre distique mnémotechnique, — dû à Augustin de Dacie (Ϯ 1282), bien que souvent attribué à Nicolas de Lyre, qui l’a seulement popularisé , — condense ainsi la doctrine:
Littera gesta docet, quid credas allegoria,
moralis quid agas, quo tendas anagogia.
Mais elle venait de plus haut: on la rencontre, pendant la renaissance carolingienne, chez Raban Maur . En fait, elle est amorcée chez les Pères latins dès le début du Ve siècle : si l’on met bout à bout deux passages disjoints dans l’une de ses lettres, saint Jérôme offre un schéma à quatre termes dont trois seront repris par la tradition (άναϒωϒή, historia, tropologia, intellectus spiritualis) ; à la même époque, saint Augustin discerne dans les livres saints un quadruple contenu: In libris autem omnibus sanctis intueri oportet, quae ibi aeterna intimentur, quae jacta narrentur, quae jutura praenuntientur, quae agenda praecipiantur vel admoneantur , bien que cette distinction s’applique ici au contenu de la Bible plus qu’à son interprétation, il est clair qu’elle annonce de façon étonnante les quatre sens médiévaux, qui lui correspondent parfaitement; mieux avisés que certains historiens modernes , Bède le Vénérable, Raban Maur et Thomas d’Aquin ne s’y sont pas trompés . C’est à partir de l’impulsion ainsi donnée par Jérôme et Augustin que Jean Cassien et Eucher de Lyon purent, quelques années plus tard, formuler la doctrine des quatre sens et leur donner les noms que l’usage imposera . On voit que, sur ce point, les principes exégétiques de Dante venaient de loin.
Certains des exemples qu’il propose ne sont pas moins traditionnels. On a noté sa prédilection pour le Ps. CXIII: In exitu Israel de Egipto (Conv., II, 1, 6-7, et surtout Epist. XIII, 7, 21). Busnelli et Vandelli observent qu’un exégète du XIIIe siècle, Hugues de Saint-Cher, donnait de ce texte une quadruple interprétation analogue à celle de Dante. Mais, ici encore, l’habitude remonte bien plus haut, de citer le Ps. CXlll pour illustrer la possibilité de plusieurs interprétations d’un même texte; sans en faire une citation à proprement parler, Tertuliien, dès les premières années du IIIe siècle, signale que la captivité et la libération d’Israël sont l’occasion d’allégories intempestives, alors que le sens historique est évident avant tout autre ; plus tard, commentant quant à lui le psaume verset par verset, un pseudo-Jérôme en présentera, tout comme Dante, tout un éventail d’interprétations . On doit ajouter que l’idée de voir dans le psaume In exitu un objet privilégié d’exégèse allégorique fut commandée par l’exemple même de saint Paul qui, des épisodes de la sortie d’Égypte consignés dans VExode, disait: Haec autem omnia in figura contingebant illis (Cor., X, 11).
Dans ses pages relatives à l’allégorie, il arrive que le Convivio offre telle ou telle formule spécialement intéressante aux yeux de l’historien. En IV, 28, 14, à propos du mariage de Marcia et de Caton, que l’on retrouvera bientôt, apparaît cette désignation heureuse de la démarche propre à l’interprétation allégorique: E potemo cosi ritrarre la figura a veritade; on reconnaît là, à peine démarquée, la formule traditionnelle pour rendre le «transfert» (trahere, traducere) constitutif de l’allégorèse classique, notamment stoïcienne . Quant à la définition du sens anagogique en II, 1, 6, elle montre à elle seule que Dante dépend de la Somme théologique; il expose en effet que ce sens existe quand les choses signifiées par une écriture signifient à leur tour les choses souveraines de l’étemelle gloire, per le cose significate significa de le superne cose de l’etternal gloria; or, non seulement cette mise en rapport de l’anagogie avec les choses de l’«éternelle gloire» se trouve textuellement chez saint Thomas, mais plus encore l’idée, si profonde, que, dans le sens spirituel, ce sont les choses signifiées par les mots, et non pas les mots eux-mêmes, qui à leur tour signifient d’autres choses .
Enfin, on a signalé plus haut que, selon l’Epist. XIII, 7, 22, l’adjectif «allégorique» peut s’appliquer, non seulement à l’un des quatre sens, mais aux trois d’entre eux qui sont «mystiques», c’est-à-dire non littéraux; et cette extension sémantique était justifiée par une étymologie approximative du mot «allégorie». Or tous ces éléments se retrouvent, d’une façon frappante et qui ne laisse guère de doute sur la dette de l’auteur de l’Épître, dans une page d’un commentaire paulinien de saint Thomas, à savoir: une étymologie maladroite et erronée d'allegoria, dans laquelle l’exégète signe son ignorance du grec, — et l’idée que le même mot s’emploie pour désigner tantôt l’un quelconque des sens «mystiques», tantôt exclusivement celui des quatre sens qui n’est ni historique, ni mystique (moral), ni anagogique; il faut avouer toutefois que la médiocrité de l’étymologie greeque est rachetée par une excellente définition latine de l’allégorie, qui se situe dans le droit fil de la rhétorique classique: modus loquendi, quo aliud dicitur, et aliud intellegitur . Sur ces deux points encore, on trouverait une amorce des thèses thomistes chez Hugues de Saint-Victor, qui connaît, pour le mot «allégorie», un sens large et un sens strict, et en livre la définition traditionnelle, associée à une traduction latine correcte de l’étymologie grecque .
Parmi les raisons de la nécessité où l’on est d’examiner le sens littéral avant tout autre, Dante donne d’abord le fait que ce sens enveloppe les autres du dehors, et que, par conséquent, l’on ne peut arriver à eux que par lui. Cette représentation elle aussi remonte à la patristique; elle s’y exprime plusieurs fois à propos d'Ézéchiel, II, 9-10, où l’on voit le prophète invité par Dieu à avaler un livre écrit, contrairement à l’habitude, à la fois en dedans et en dehors; dans le double contenu de ce singulier rouleau, plusieurs Pères de l’Église, parmi lesquels Jérôme et Grégoire le Grand, découvrirent l’indice des deux sens principaux de l’Écriture: enfermé au-dedans, le sens spirituel ou allégorique; ouvert au-dehors et immédiatement accessible dans sa simplicité, le sens littéral ou historique . Un autre liber scriptus intus et foris apparaît dans l’Apocalypse, V, 1: figure du sens littéral externe et du sens mystique intérieur, dira, à l’époque même de Dante, Nicolas de Lyre .
D’autres fois, dès l’époque patristique encore, la même idée est rendue au moyen d’une comparaison: l’Écriture est semblable à une noix, dont la coquille figure la lettre, et la chair, le sens spirituel; bien que, dans les deux cas, la surface soit belle, combien plus délectable l’intérieur que l’on découvre en la brisant! Ainsi s’exprime saint Jérôme , instaurant un usage que l’on retrouvera au XIP siècle, chez Honorius d’Autun et saint Bernard . Il faut ajouter que cette comparaison n’est pas propre aux commentateurs de la Bible; selon Fulgence Planciade, qui disserte au début du VIe siècle sur la Thébaide de Stace, les poèmes profanes aussi, où un sens mystique se cache sous le sens littéral, ressemblent à la noix dont la coquille masque la chair .
À cette conception du sens littéral comme enveloppe extérieure des autres sens, il faut joindre ce que Dante dit plus loin (Conv., II, 1, 13-14) d’une disposition, innée en nous, qui impose de procéder du mieux au moins bien connu, c’est-à-dire, en l’occurence, du sens littéral aux autres sens. Pour poser cette loi de l’ordre à observer dans le progrès de la connaissance, le poète, a-t-on vu, se réclame du début de la Physique d’Aristote; en fait, il dépend surtout du commentaire que saint Thomas a consacré à ce texte aristotélicien, et dont il reprend certaines formules . Mais il s’en écarte notablement pour le fond; car il ne dit mot ici de l’essentiel aux yeux de saint Thomas comme à ceux d’Aristote, c’est-à-dire de la distinction entre ce qui est le mieux connu pour nous et ce qui est en soi le plus connaissable; à cet égard, la Questio de aqua et terra, dont l’authenticité dantesque n’est malheureusement pas assurée, apparaît bien plus fidèle à l’esprit de l’épistémologie aristotélico-thomiste, sans pour autant en trahir davantage la lettre .
Autre argument avancé par Dante en faveur de la priorité du sens littéral : il est le fondement des autres; or en tout domaine, naturel ou artificiel, construction d’une maison ou édification d’une science, le fondement doit être posé le premier. La majeure de ce syllogisme est d’inspiration thomiste . Plus intéressante est la mineure, à savoir la comparaison établie entre le sens littéral et le fondement d’un édifice; car il s’agit là d’une représentation qui a toute une histoire.
Saint Thomas lui-même se range, sans y insister, à cette façon de voir . Pourtant, au siècle précédent, Hugues de Saint-Victor avait filé la comparaison: dans l’édifice de l’Écriture, l’histoire est le fondement à poser en premier lieu; le sens typique, allégorique ou spirituel est le bâtiment à élever ensuite par-dessus, comme la citadelle de la foi; le sens moral enfin est la couche de couleur dont on peint la construction . Au vrai, cet auteur ne parle pas ainsi de son propre fonds: il ne fait que reproduire, presque mot pour mot, une phrase écrite six siècles plus tôt par Grégoire le Grand . Entre Grégoire et Hugues, Raban Maur avait davantage encore détaillé l’image, puisqu’il assigne une correspondance architecturale à chacun des quatre sens traditionnels: dans la maison de notre âme, l’histoire pose le fondement, l’allégorie dresse les murs, l’anagogie met en place le toit, la tropologie enfin, audedans par l’intention, au-dehors par les bonnes oeuvres, applique l’ornementation .
Sans doute est-il téméraire de faire remonter jusqu’à Philon d’Alexandrie l’origine de cette représentation . Mais le fait est qu’on la rencontre déjà à la fin du IVe siècle dans les oeuvres exégétiques et la correspondance de saint Jérôme ; Paula est louée par lui d’avoir aimé le sens historique des Écritures, qu’elle appelait le fondement de la vérité, mais préféré le sens spirituel, comme le faîte dont elle recouvrait l’édifice de son âme ; certains commentaires hiéronymiens distinguent pareillement entre le fundamentum identifié à l’histoire et le culmen constitué par l’intelligence spirituelle ; d’autres introduisent, entre la base et le sommet de l’édifice, des murailles à quoi semble maintenant correspondre (et non plus au faîte) le sens spirituel ; d’autres enfin, annonçant les raffinements de Raban Maur, ajoutent à ces trois termes l’ornementation de la bâtisse, figurant l’anagogie . Plus simplement, mais dans la même ligne, saint Augustin exhorte ses fidèles à ne chercher le sens caché de l’Écriture qu’après en avoir posé solidement la vérité historique, de peur que, faute de ce fondement, ils ne donnent l’impression de vouloir bâtir en l’air . Sous cette forme anodine, on peut dire que l’habitude de comparer l’exégèse à une architecture apparaît déjà chez Origène, pour qui l’explication historique se trouve à la base comme un fondement et supporte les explications mystique et morale .
Quand enfin il dénonce l’erreur poussant à voir l’allégorie où elle n’est pas, et qu’il admet ainsi que tout dans l’Écriture n’est pas allégorique, Dante se montre également tributaire d’une ancienne tradition encore vive à son époque . Saint Thomas observe que l’Écriture n’est pas justiciable des quatre sens dans chacune de ses pages, mais parfois d’un seul . Saint Bonaventure avertit, avec toute la netteté désirable, que l’on ne doit pas chercher un sens allégorique dans tous les textes sacrés . Hugues de Saint-Victor l’avait dit auparavant, en ajoutant qu’il ne faut pas non plus chercher partout un sens historique ou tropologique, mais que chacun d’eux, sans les autres, doit être entendu là où il convient; seuls quelques passages de l’Écriture supportent en même temps les trois explications . Ici encore, bien que de façon moins manifeste que précédemment, Hugues se fait l’écho de Grégoire le Grand, qui défendait la même doctrine : à l’exception d’un petit nombre qui se prêtent à la triple interprétation, ce ne sont pas les mêmes textes bibliques qui font l’objet de l’explication historique, typologique et morale (les deux dernières portant la dénomination commune d’ «allégorie») .
L’idée remonte plus haut dans la patristique. On a vu Dante invoquer une déclaration de la Cité de Dieu; il aurait pu en produire une autre, tirée du même ouvrage, et renvoyant dos à dos ceux qui refusent aux événements narrés dans l’Ancien Testament toute signification autre qu’historique, et ceux qui veulent au contraire que tout y soit enveloppé d’allégories . Même modération chez Tertullien, selon qui le discours des prophètes n’est pas toujours ni partout allégorique, mais seulement parfois et en certains endroits . A. Pézard, qui, avec raison, rapproche ce dernier texte de l’attitude de Dante, ajoute une remarque de grand intérêt: le propos de maintenir l’allégorie dans des limites raisonnables n’est pas l’apanage des exégètes chrétiens; ceux-ci le partagent avec les commentateurs des poètes grecs et latins; c’est ainsi que Donat, biographe et interprète de Virgile, fait profession de se garder des deux erreurs qui seraient de croire que le langage figuré, c’est-à-dire allégorique, n’est nulle part dans les Bucoliques, ou qu’il est partout .
Encore faut-il observer que, dans l’histoire de l’exégèse biblique, cette attitude n’exclut pas l’attitude contraire, qui est celle des adversaires de Dante et selon laquelle tout dans l’Écriture a un sens allégorique. Justin, par exemple, s’en tient aux prescriptions de Moïse, dont il affirme, après l’avoir montré pour quelques-unes, qu’elles sont toutes des types, des symboles, des annonces de la vie et de l’oeuvre du Christ . Mais, plus tard, Eucher étendra cette façon de voir à l’ensemble de l’Écriture, Nouveau Testament compris . Augustin lui-même, après avoir, comme on l’a vu, taxé de témérité ceux pour qui tout dans la Bible est allégorie, ne veut pas les blâmer d’avoir, en conséquence, dégagé de tout événement un sens spirituel, sous réserve qu’ils en maintiennent d’abord la vérité historique ; ailleurs, emporté par l’exemple de saint Paul disant (I Cor., X, 11) que tous les épisodes de la sortie d’Égypte étaient arrivés en figure, il soutiendra que tous les événements relatés dans l’Écriture ont un sens figuré plus sûrement qu’ils ne sont dignes de foi en tant que faits ; ailleurs encore, affirmant que tous les faits de l’Ancien Testament sont à entendre non seulement au sens propre, mais au figuré, il ajoutera par scrupule : ou presque tous .