Dati bibliografici
Autore: Elisa Brilli
Tratto da: La performance des images
Editore: Editions de l'Université de Bruxelles, Bruxelles
Anno: 2009
Pagine: 111-122
Cet article se propose d’interroger l’efficacité de l’Allegoria della Commedia à l’époque de sa réalisation, en remettant notamment en cause l’hypothèse, hégémonique parmi les chercheurs, qui ne voit dans ce tableau qu’un hommage posthume de Florence à Dante, son illustre exilé . L’analyse d’un cas spécifique, méme sommaire comme ici, serait une occasion pour réfléchir de facon historique et comparative à la performance d’une image dans un réseau de pouvoir et d’autorités à la fin du Moyen Age. Cela non sans avoir livré auparavant les quelques renseignements indispensables.
Encadrée par un édicule de pierre, l’Allegoria della Commedia (322 x 292 cm) se trouve dans la quatrième niche du bas-cété nord de la cathédrale de Florence, à savoir la dernière avant la croisée du transept. Méme si elle est de taille inférieure aux autres monuments qui ornent la nef au moment de sa mise en place, l’Allegoria est bien visible et mise en valeur par sa proximité avec le sanctuaire. L’auteur et l’époque de réalisation sont restés longtemps mystérieux. Après que l’A/legoria a été attribuée à plusieurs candidats, parmi lesquels Andrea Orcagna (mort en 1368), la publication des «documents Gaye» démontre qu'elle a été commandée en 1465 . La commande émane de la Chancellerie fiorentine, notamment de Bartolomeo Scala (mort en 1497), personnage d’extraction humble qui, gràce à ses liens avec les Médicis, vient à l’époque d’obtenir le poste de chancelier de la République . De la réalisation est chargé Domenico di Michelino (mort en 1491) , qui travaille en s’appuyant sur une ébauche, peut-étre d’Alessio Baldovinetti (mort en 1499), et qui achève l’exécution en trois mois.
Au centre du tableau, toutefois non en son milieu géométrique, Dante est debout sur un terrain aride. Les pieds et le regard tournés vers Florence, à sa gauche, il tient de la méme main un manuscrit ouvert, où l’on distingue l’incipit de la Commedia. En face s’ouvre la porte du premier royaume et la crevasse infernale parcourue par une procession de démons et de damnés (les ignavi d’Inferno m). À l’arrière-plan, la montagne du Purgatoire se dresse au delà d’un ruisseau évoquant l’étendue marine qui la sépare des terres peuplées selon la cosmographie de la Commedia. Les corniches de la montagne sont assez detaillées; en son sommet on voit Adam et Ève au Paradis terrestre. En haut du tableau, les bandes courbées à la couleur de plus en plus foncée représentent les sept cieux du Paradis, identifiés comme dans le poème aux planètes. Enfin, le petit coin quasiment noir et pointillé par des touches jaunes indique la sphère des étoiles fixes. Partie intégrante du tableau, en son bord inférieur, une inscription peinte proclame (en distiques latins):
Ce poète qui chanta le ciel et les tribunaux des mondes médian et inférieur, et qui parcourut en esprit chaque chose, le voici, le savant Dante, lui que sa Florence, souvent, a pergu comme un père gràce à ses sages conseils et sa piété. La mort cruelle n’a point pu nuire à un si grand poète : sa valeur, son poème et cette image le rendent vivant (fig. 1) .
Comme les derniers vers de l’épitaphe le disent, l’Allegoria est une imago de Dante qui, posthume, se veut d’une certaine fagon sur le vif et surtout capable de le rendre présent (adest) et vivant après sa mort (uiuum... facit). Cela s’accorde à la fois à la notion médiévale d’imago, qui est avant tout une représentation , et au mythe de la ressemblance dont Georges Didi-Huberman a montré les racines et les enjeux chez Vasari . Sous l’angle de l’anthropologie historique des images, l’Allegoria apparaît alors comme à cheval sur deux systèmes, destinés à s’éloigner, mais dont elle montre une fois de plus la continuité souterraine. Dans chaque cas, le lien entre l’activité imagière et la mort l’emporte. Dans ce cadre général, pour saisir la spécificité de l’Allegoria il faut connaître l’histoire à laquelle cette imago répond. La problématique funéraire implicite dans la production imagière médiévale et renaissante fait ressortir le premier problème posé par l’«affaire Dante» aux Florentins. Dante est mort à Ravenne en 1321, où il vivait depuis cinq ans sous la protection de Guido Novello da Polenta. Son sépulcre y est encore visible aujourd’hui bien que remanié plusieurs fois. Or, à partir de la seconde moitié du XIVe siècle notamment, les intellectuels florentins plaident à maintes reprises en faveur du transfert de son corps. Les tentatives faites par la Commune, pourtant, n’ont guère de succès et la question demeure au XVe siècle (et pour longtemps par la suite) un scandale public, dont la Commune est blàmée certes par les étrangers, heureux de se moquer de l’ineptie passée comme de l’inaptitude présente des Florentins, mais aussi par l’opinion publique florentine .
Scandale si vif que le prèécheur Antonio Neri d’Arezzo, du couvent franciscain de Santa Croce, à un moment de la seconde moitié des années 1420, fait faire un tableau destiné à la cathédrale . Ce tableau est perdu mais Bartolomeo Ceffoni, qui le voit peu après sa réalisation, en livre une description et la transcription des vers qui y figurent (en vernaculaire florentin) . Trois personnages y prenaient la parole: «La Mano» (la main, définition mystérieuse dont on ignore à qui ou à quoi elle fait référence) invite les Florentins à honorer Dante, tout en rappelant que, à cause de leur manque de pitié, son corps se trouve à Ravenne ; Dante ensuite demande à Florence pourquoi, en contrevenant au plan divin, la gràce de la ville ne rayonne pas sur lui; enfin, un vieux se plaint de la longue attente avant de voir la mémoire de Dante honorée et annonce que ce jour est sur le point d’advenir. Gombrich a dit de ce tableau qu’il est «a painted memorial». De méme, Georges Didi-Huberman a noté: «C’est donc un «mémorial peint» — non un tombeau, mais un portrait imaginaire: la substitution elle-méme est éclairante — qui signala aux citoyens de Florence la gloire posthume de Dante Alighieri» . En reprenant leur remarque éclairante, il me faut noter qu’elle convient mieux à l’Allegoria qu’à l’oeuvre voulue par fra’ Antonio Neri. Le premier tableau développait un discours qu’on pourrait définir comme eschatologique: les personnages représentés blàment une situation honteuse et annoncent sa résolution. Selon un dispositif qui devait étre familier au franciscain, le premier tableau performe un temps de l’attente, une attente déclarée, clairement orientée et, par ce biais, rendue acceptable. Qu’est-ce qui est attendu? Le transfert du corps de Dante et un monument funéraire. Dans l’Allegoria, en revanche, aucune référence ne se rapporte à cela. Bien entendu, en 1465 le corps de Dante n’est toujours pas à Florence et le monument funéraire est encore à construire; mais, à la rhétorique de l’attente, les concepteurs de l’Allegoria substituent une rhétorique de l’accomplissement. Ce que le premier tableau annonce est désormais réalisé par le nouveau tableau. Cela évidemment de facon virtuelle et pourtant non moins efficace.
L’Allegoria paraît alors le véritable «mémorial peint», plus que le premier tableau, qui est à considérer plutòt comme une figura, l’annonce de quelque chose d’autre à venir (le corps, le monument). Une fois le sujet précisé, on ne saurait que suivre les observations de Didi-Huberman. L’Allegoria est concue de facon è éveiller la mémoire, Dante et sa gloire, tout en faisant oublier son corps et son monument funéraire infaisable. La définition de substitution lui convient au sens propre (psychanalytique): le tableau de 1465 remplace autre chose, le monument, de facon à ce qu’on oublie son manque. Tel est le premier mode d’efficacité qu’on attribuera à Allegoria.
Si la dépouille à Ravenne pose problème, la raison pour laquelle elle s’y trouve est si possible plus épineuse: la condamnation de Dante en 1301, sa confirmation (étendue à ses fils) en 1311, enfin le refus de Dante, en 1315, de rentrer à Florence en profitant d’une amnistie, car ce moyen lui paraît humiliant ... Au XVe siècle, les vingt ans d’exil injustifié du premier des grands auteurs florentins entachent encore la mémoire municipale, en nourrissant le topos de la cécité des Florentins. Le jugement sur Dante ayant profondément changé , il est compréhensible que, en commandant son mémorial, la Chancellerie ait voulu laver une telle ignominie. La commande publique aurait témoigné en elle-méme de l’admiration et du culte consacrés désormais à Dante. L’Allegoria pourtant tente quelque chose de plus: elle représente un moment d’une histoire différente de celle qui a eu lieu.
Dante est considérablement décalé vers la droite du champ de l’image, occupée par Florence. Le visage et les pieds tournés vers la ville, le bras droit s’ouvre dans un geste ample et dont l’interprétation est ouverte. On peut le prendre comme l’indication du contenu de la Commedia comme description de l’au-delà aussi bien que comme récit d’un voyage dans l’au-delà. Cette polysémie structure le poème, qui soude parfaitement l’instance romanesque à l’encyclopédisme. De plus, elle est bien présente à l’esprit de celui qui a congu l’Allegoria ; le choix dans l’épitaphe de lustrare le montre car, comme le francais «parcourir», ce verbe signifie un parcours à la fois littéral (donc «voyager», «visiter») et mental («passer en revue par la pensée» ). Pour l’instant, du geste de Dante on retiendra l’ambivalence, car il le présente à la fois comme un savant qui montre l’univers eschatologique et comme quelqu’un qui, au bout de son voyage, montre le chemin parcouru. Le dernier élément à retenir est la couronne de laurier qui ceint la téte de Dante. Bien que le rituel du couronnement poétique soit pratiqué en Italie au début du XIVe siècle, il ne s’impose véritablement qu’après celui de Pétrarque à Rome en 1350. Dante pourtant n’a jamais recu ce titre de son vivant. On pourrait accorder au détail une valeur générique, celle d’une reconnaissance octroyée post mortem d’après les conventions du XVe siècle. Toutefois, la mémoire intertextuelle invite à une autre lecture. Les trois éléments soulignés, la proximité marquée de la figure et de Florence, l’exhibition du poème et l’obtention de la couronne poétique, se trouvent coordonnés dans l’un des passages les plus célèbres de la Commedia.
Se mai continga che 'l poema sacro
al quale ha posto mano e cielo e terra,
sì che m’ha fatto per molti anni macro,
vinca la crudeltà che fuor mi serra
del bello ovile ov’io dormi’ agnello,
nimico ai lupi che li danno guerra;
con altra voce omai, con altro vello
ritornerò poeta, e in sul fonte
del mio battesmo prenderò ’l cappello…
L'incipit sublime du chant 25 du Paradiso dit le désir de Dante, après plusieurs années d’exil et le refus de l’amnistie, d’étre reconnu selon ses propres conditions. Un désir certes utopique et qui résonne de références multiples (dont les plus importantes sont I Timothée IV, 8 et le discours de Jésus aux apòtres de Matthieu X, 16-17), mais dont la revendication devait compter à ses yeux finalement plus que sa réalisation.
On voit alors que l’Allegoria performe le retour de Dante à Florence tel que Dante lui-méme l’avait imaginé et fait imaginer à ses lecteurs. Un retour... quand? S’agitil d’un retour fictus dans le passé, remaniant par image l’histoire telle qu'elle s’était déroulée? Ou bien d’un retour actuel faisant de Dante un revenant au sens propre? L’Allegoria ne se compromet pas. Tandis que la parole bascule entre un présent absolu (adest) et l’aveu de la vérité (Florence a tenu Dante pour père saepe, non semper), le temps de l’image est celui des royaumes qu’elle montre, le présent de l’éternité, et du fait qu’elle réalise, un événement sans temps mais qui, ayant enfin lieu, solde le compte de la ville dans sa gestion d’une mémoire spécialement difficile à gérer. Cette infraction à la ressemblance prétendue par ce portrait, on pourra la considérer comme la seconde efficacité de, l’Allegoria.
Infraction qui d’ailleurs n’est point isolée. Seulement, les autres concernent Dante en personne. Qu’en est-il de lui? Ce poète enfin /aureatus est, des «trois Couronnes» florentines (avec Boccace et Pétrarque), le plus réfractaire à l’idéologie municipale qui, en les célébrant, chante et construit sa propre gloire. Si le corps à Ravenne et l’exil sont maîtrisés comme on l’a vu, pour que le mythe de Florence se réalise, la mauvaise langue la plus difficile à faire taire est, à maints regards, celle de Dante lui-méme. L'incipit de Paradiso 25, du fait de son intonation optative et nostalgique, est peut-étre le moins dur des passages consacrés par Dante à sa ville natale. Dans la Commedia, pour ne rien dire des Épîtres, Dante développe une critique féroce qui déconstruit tous les fopoî propres à la construction identitaire de la Commune florentine du XIIIe siècle, au premier chef la filiation de Rome et l’analogie prétendue avec celle-ci. Ce parcours est poussé jusqu’au point de proposer Florence en tant que nouvelle ciuitas diaboli, d’après la définition élaborée jadis par saint Augustin pour critiquer la Rome dont Florence avait l’Aybris de se rapprocher .
...io che era al divino dall’umano,
ed all’eterno dal tempo venuto,
e di Fiorenza in popol giusto e sano,
di che stupor dovea esser compiuto .
Ainsi écrit Dante se portraiturant en pèlerin face à la rose des élus. Contre celle-ci s’étale Florence, qui se trouve du cété de l’humain, du temps, des régions barbares du Nord inconnu, de l’Enfer d’où vient le pèlerin du poème ou encore de l’Égypte selon la typologie courante, comme dans un autre passage qui synthétise le voyage dans l’au-delà .
Chez les commentateurs du poème du XIVe et du XVe siècle, on enregistre, si ce sont des Florentins, une géne assez compréhensible à traiter ce genre de passages, alors qu’ils font le bonheur des commentateurs d’autres origines. Les Florentins signalent les figures rhétoriques, font remarquer que la haine de Dante dérive quand méme de son amour envers la patrie, rappellent son intention didactique, voire paternelle à l’égard des concitoyens (la méme pietas de notre épitaphe) . Un partage semblable caractérise à la méme époque les attitudes des enlumineurs du poème: les nonFlorentins profitent de son système métaphorique pour représenter l’enfer sub specie Florentiae, alors que les Florentins évitent tout trait trop connotatif .
Dans l’Allegoria, la place du paradis est considérablement redimensionnée et presque marginalisée, tant on peine à le reconnaître. L’argument qui veut que Domenico ne se serait pas considéré à la hauteur du sujet me semblant hors propos (n’aurait-il pu représenter du moins la mémorable guide du Paradis?), on en tirera la conclusion que, dans cette image, la représentation du Paradis intéressait moins qu’autre chose. Au détriment du troisième royaume, l’Allegoria fait largement place à Florence. La ville, toutefois, n’a jamais existé telle qu’on la voit. Autre infraction à la mimesis, l’enceinte du mur est une vision imaginaire de celle des XIIe-XIIIe siècles, remplacée à partir de 1284 par une autre qui avait été congue par Arnolfo di Cambio. Ce detail est une nouvelle citation de la Commedia, notamment de la description de la Firenze antica (du XIIe siècle) célébrée par l’aieul de Dante, Cacciaguida, contre la ville contemporaine (cf. Paradiso 15-16). Mémoire fabuleuse déjà dans le poème, dans l’Allegoria l’enceinte anachronique a valeur, comme Dante l’avait voulu, de symbole d’une paix et d’une justice parfaite. Sauf qu'elle entoure non pas la ville du XIIe siècle mais celle de 1465, voire postérieure à celle-ci... Rudolph Altrocchi a noté que la sphère et la croix qui couronnent la lanterne du dòme ne furent hissées qu’en 1472 et que celles du tableau ne rassemblent ni à celles de 1472 ni à celles des projets de Brunelleschi. Il en tirait judicieusement la conclusion que le peintre les avait introduits librement eu égard è l’opportunité des symboles . En effet, la croix du dòme est en correspondance axiale avec la plus lumineuse des planètes, le soleil du ciel des esprits savants dans la Commedia. Ville chrétienne illuminée de facon privilégiée par le savoir parfait du quatrième ciel, Florence recoit une seconde source de lumière rayonnante, le manuscrit tenu par Dante.
Enfin, l’Allegoria insiste sur le rythme des trois portes (Enfer, Purgatoire, Florence), une sorte de terza rima mais inconnue auspoème. La triade des lieux ne cache pas la structuration dichotomique subjacente. Le Purgatoire à l’arrière-plan, l’Enfer et Florence s’affrontent. Cette structuration est caractéristique, outre des représentations du Jugement dernier, d’un sujet symboliquement très proche de celui-ci: les deux cités augustiniennes . La disposition pouvant varier, le schéma horizontal est l’un des plus souvent employés, d’autant plus quand la présence d’un personnage, d’habitude Augustin, dévoile la référence implicite à la seconde parousie. Que cela soit dans le frontispice d’un exemplaire de la traduction francaise du De ciuitate Dei du XVe siècle (fig. 2), ou dans la bordure inférieure élaborée par Giuliano Amedei pour un exemplaire latin en 1462 (fig. 3), c’est un méme schéma qui se répète.
On pourrait quand méme s’étonner de trouver Florence élevée au rang de cité de Dieu.
Plusieurs cas montrent la tendance des enlumineurs à actualiser les deux cités, là où l’opportunité idéologique le suggère. Comme les deux cités, dans les discours verbaux, servent à formaliser les conflits et les ambitions divers des énonciataires, il en va de méme dans les images. Un bon exemple est fourni justement par un De ciuitate Dei enluminé à Florence, entre 1450 et 1475, par Bartolomeo di Domenico di Guido: Augustin à son scriptorium contemple une cité de Dieu céleste mais dont la coupole est celle de Santa Maria del Fiore (fig. 4). Par ailleurs, les images des deux cités présentent d’habitude une organisation fixe (celle de Dieu à gauche), qui s’explique par la référence au Jugement dernier. Dans ce champ héraldique, le symbolisme de l’espace répond au point de vue du personnage au centre de l’image: peu importe qu’il soit effectivement présent, le jugement qu’il profère est le non-dit de ce sujet. Or, dans l’Allegoria le contraire est vrai. L’Allegoria se trouve pourtant dans un espace spécifique. Située sur le bas-còté Nord de Santa Maria del Fiore, elle répond à la symbolique spatiale du lieu ecclésial: Florence du còté du sanctuaire, l’Enfer vers la porte principale. La structure standard des deux cités se plie ici à celle du lieu qui les abrite, en confirmant la divinisation de la ville. De plus, comme l’Allegoria suggère la dynamique d’un voyage, le retour à Florence, cet iter se superpose au parcours rituel qui traverse le lieu ecclésial, l’iter par excellence de la culture chrétienne.
Ainsi nous apparaît le troisiéme mode d’efficacité de l’image. À l’isotopie symbolique entre l’Enfer et Florence que Dante avait proposée, l’Allegoria répond en renversant le méme dispositif. En présentant Florence comme une ville idéale, voire divine sous l’égide des esprits savants et de Dante lui-méme, l’ Allegoria ramène Dante et son poème à l’idéologie citoyenne.
L’analyse nous a conduit à reconnaître dans l’Allegoria trois fagons d’étre efficace: comme substitut (au sens propre) du monument funéraire à Dante; comme simulation du retour et du couronnement poétique de Dante, donc comme solde de la faute commise par la ville envers lui; enfin, comme renversement de la construction polémique de Dante contre Florence, visant à proposer celle-ci, notamment la ville du XVe siècle, comme nouvelle cité idéale. D’autres performances sont certainement envisageables, à commencer par l’efficacité strictement politique liée à l’origine de la commande (qui, à travers Bartolomeo Scala, était du còté des Médicis) qu’onn’abordera pas ici. Toutefois, identifier dans une image plusieurs modes d’efficacité ne dit pas encore pourquoi, pour ce faire, on a choisi une image. Bien que toute image constitue un ensemble articulatoire continu, on peut essayer de préciser quelle dimension ou quel aspect de l’image déclenche à chaque fois un pouvoir spécifique, un pouvoir de faire et de faire faire. Cette distinction me semble heuristique pour répondre à la question fondamentale du choix d’une image (de sa production et de sa conservation, mais aussi de sa reproduction, etc.) à la place d’autres moyens de performance. En d’autres termes, tout choix se donnant dans un horizon de possibilités multiples, sa pertinence ne peut donc étre saisie que dans une perspective comparatiste.
Si l’on en revient aux performances qu’on a identifiées dans l’Allegoria, la première est accomplie par ce tableau en tant qu’objet. Au XVe siècle l’exigence de consacrer à Dante un monument funéraire à Florence était pressante. Le sépulcre n’étant pas faisable à cause de l’absence du corps qu’il aurait dù abriter, le tableau dans sa matérialité vient le remplacer dans la cathédrale. Dans sa matérialité... méme si on pouvait avoir recours à d’autres objets non imagés mais équivalents sous le profil fonctionnel (une chandelle comme on en allume encore à la mémoire des morts), la matérialité du tableau le rend préférable du fait de sa dialectique de proximité (il s’agit d’un objet non éphémère) et de différence (il est peint et non sculpté) avec l’objet qu’il allait remplacer et faire oublier (le sépulcre et le corps). Il est à remarquer que ce choix se donne à l’intérieur d’une dynamique doublement conflictuelle, conflit entre la Commune de Florence et la ville de Ravenne qui refuse de restituer le corps de Dante, et conflit entre la Commune et les Florentins qui réclament depuis longtemps le sépulcre. Le choix de l’Allegoria alors en tant qu’image-objet , en ce cas funéraire, vient réaffirmer l’auctoritas de la Commune dans deux conflits qui la voyaient dangereusement réduite à l’impuissance.
Quant à la seconde performance, elle est accomplie par l’Allegoria en vertu de ce qu’elle représente. Le tableau montre Dante de nouveau à Florence au bout de son voyage et couronné comme il le méritait. La performance est maintenant du còté non du médium mais du message qu’il transmet, disons, du contenu sémantique de l’Allegoria. D’autres médias auraient été envisageables. De nos jours on aurait recours à des declarations officielles qui reconnaissent a posteriori le crime dont une institution a été responsable et réhabilitent la mémoire de ceux qui en ont été touchés. Cette modalité, disponible également au Moyen Age (il suffit de penser aux procès post mortem), présentait toutefois des inconvénients dont le plus important est, me semble-t-il, la ponctualité de la performance qu'elle aurait mis en place. Autrement dit, un rituel couronnant Dante en 1465 aurait de fait reconnu l’erreur et la négligence dont il avait été la victime. L’image en revanche, en représentant un événement dont le temps n’est pas déclaré, montre Dante à Florence et couronné pour toujours et, en quelque sorte, depuis toujours. La seconde performance de l’Allegoria se déroule aussi au sein d’un conflit d’autorités, conflit dont toutefois la solution ne pouvait étre que conciliatrice, car l’autorité à laquelle la Commune du XVe siècle devait se confronter est celle de cette méme Commune au début du siècle précédent. Les erreurs de celle-ci devaient alors étre réparées mais en les dissimulant plus qu’en les mettant en avant. En tant que représentation d’un événement intemporel et prétendu éternel, l’Allegoria le crée tout en glissant sur les raisons pour lesquelles il avait été procrastiné.
Seule la troisiéme performance est, enfin, accomplie par l’image en tant que discours et langage possédant ses propres ressources expressives et allusives, fortement efficaces sur ceux qui, méme s’ils ne maîtrisent pas son code de fagon consciente (ils ne pourraient pas l’analyser), sont culturellement sollicités par eux (ils réagissent, ce qui implique une re-connaissance minimale). La mise en valeur de Florence n’est pas un contenu de l’image mais plutét un produit de celle-ci. Estce qu'on aurait pu dire cela? Affirmer, par exemple, que Dante n’avait nullement critiqué Florence et que, au contraire, en nouveau patron laic de cette nouvelle cité de Dieu, il veillait sur son destin? En principe oui; mais on a préféré le faire voir, et pour cause. Ce n’est pas un souci de vérité historique qui empéche un tel mensonge, dirais-je, mais d’auctoritas, contre laquelle une telle affirmation se serait heurtée. La comparaison avec les commentateurs florentins du poème est ici révélatrice. Vis-à-vis des passages anti-florentins de la Commedia ils bégayent, ne sachant pas détourner la violence du texte: la maîtrise de la parole ne fait pas défaut ici mais la légitimité de la prise de parole contre une autorité, le poème, par rapport auquel le commentaire est, de par son statut mèéme, en position subalterne. Contre-dire une parole d’autorité telle que le sacrato poema est une opération è la limite impossible dans le contexte culturel de la Florence du XVe siècle. Pourtant, ce qu'on ne saurait pas dire, on a su le montrer. Le régime iconographique en tant que tel désamorce l’auctoritas de Dante et de son poème en les transformant de sujets d’un discours verbal en objets d’un discours figuratif. Ensuite, ce discours figuratif met en place plusieurs dispositifs qui, en faisant appel à la mémoire du poème aussi bien qu’à d’autres images du système représentatif propre à la communauté qui l’a produit (les deux cités, l’espace ecclésial, l’iter des fidèles à l’intérieur de celui-ci), permettent de faconner la réalité historique an en dannanit ine lecture inédite.
Une lecture inédite et gagnante. Car l’Allegoria della Commedia s’est imposée à la facon d’un document sur Dante et son poème à la mémoire collective et pas seulement florentine. Cette image connut dès 1465 de nombreuses reproductions qui parfois méme remplacent Dante par d’autres écrivains . Par ailleurs, non seulement l’image mais l’interprétation qu'elle visait à imposer a été effectivement victorieuse. Au point que, à travers un siècle d’études, on a jugé la thèse de l’hommage posthume parfaltement définitive. Cet excursus, quoique plus rapide que ce que le sujet demanderait, invite à penser au contraire que l’hommage è Dante par la Florence du XVe siècle a lieu selon des conditions et en vue de finalités précises. Le choix de cette image est déterminé par ces dernières. Elle se positionne dans un réseau complexe de conflits présents (autour du tombeau : Florence/étrangers ; Commune/société civile) et diachroniques (Commune du XVe sièécle/Commune du XIVe siècle ; Florence/Dante), de facon à affirmer l’auctoritas de la ville contemporaine et du gouvernement qui la gère en faisant appel aux différentes dimensions et ressources de l’image (objet, représentation, langage figuratif). Une double remarque semble à ce point s’imposer. Les performances de l’Allegoria se donnent non en soi mais de facon différentielle par rapport à d’autres modalités possibles mais non praticables dans ce cas; en méme temps, elles se donnent en stricte liaison avec l’auctoritas qui l’a produite et en fonction du système relationnel dans lequel cette auctoritas opère (ce qui vaut plus en général pour la grande partie des commandes publiques d’images è la fin du Moyen Age). Cela certainement nous renseigne sur cette auctoritas dont, grosso modo, la mémoire du passé (et éventuellement sa construction), la revendication de la continuité municipale, la mise en valeur du potentiel intellectuel et artistique de la ville, et enfin le respect, du moins formel, du système religieux et de ses rituels (avec une large marge d’indistinction entre ce qui est temporel et ce qui est spirituel), sont parmi les traits fondamentaux.
Au-delà de l’approche historique, on pourra enfin se demander si l’Allegoria ne possède pas aussi une efficacité diverse de celles qui ont été envisagées jusque-là, une efficacité notamment esthétique. En effet, on continue d’aller la voir et de la reproduire bien que le tissu anthropologique en relation avec lequel elle était performante ait entièrement disparu. Pouvoir de l’image au-delà de l’histoire? Il est vraisemblable que d’autres enjeux anthropologiques se soient substitués aux premiers (le mythe de la ressemblance se nuancant en celui du document, d’un còté, et en celui de l’oeuvre, de l’autre) et que donc la parole revienne encore une fois à l’historien. Dans ce cas, du moins.