Dati bibliografici
Autore: Armand Strubel
Tratto da: "Grant senefiance a". Allégorie et littérature au Moyen Age
Editore: Champion, Paris
Anno: 2002
Pagine: 84-86
Il paraît d’autant plus nécessaire de clarifier la situation de ces textes par rapport à l’allégorisme théologique, et de l’exégèse en particulier, puis de s’interroger sur la légitimité d’un transfert des théories de l’exégèse à la littérature profane, donc sur la pertinence d’un recours au «symbolisme» ou à l’herméneutique scripturale pour l'explication des textes allégoriques (et a fortiori de ceux qui ne revendiquent pas d’emblée cette qualité). Au moment où l’allégorie investit la littérature vernaculaire, le contexte paraît dépourvu d’ambiguité, du moins si l’on se réfère à l’opinion des théologiens, qui adoptent une position très tranchée.
Pour les théologiens et intellectuels de l’époque, la situation théorique ne souffre pas d’équivoque, dans la mesure où la ligne de partage entre les deux formes de l’allégorisme est claire: Jean de Salisbury la formule de manière radicale («in liberalibus disciplinis, ubi non res sed verba significant, quis primo sensu litterae contentus non est, aberrare mihi videtur», Polycraticus, ed. Web, IL, p. 144), comme le fera plus tard Saint Thomas («Fictiones poeticae non sunt ad aliud ordinatae nisi ad significandum (.…) non supergreditur modum litteralem», Quaestiones Quodlibetales, VI, 6, 16). De même, Hugues de Saint- Victor, lorsqu'il évoque l’allegoria in factis, ajoute immédiatement: «qui modus non adeo in aliis scripturis inveniri solet» (Didascalicon, V. 3); la thèse est reprise dans d’autres ouvrages («philosophus in aliis scripturis solum vocum novit significationem», De scripturis..., Patrologie Latine, vol. 175, col. 175). Ce genre de propos ne dénie pas à la littérature toute prétention à la senefiance, mais lui assigne une variété de sens allégorique limitée aux mots, c’est à dire exclusive surtout de la typologie et de l’anagogie que l’on rencontre dans la sacra pagina.
Saint Thomas n’est donc pas le seul à tracer cette frontière, mais c’est Jui qui a donné au principe sa forme la plus abrupte: aucun écrit humain ne saurait revendiquer un sens spirituel; la signification obtenue à partir des mots ou des similitudes imaginaires ne peut produire qu’un sens littéral (Quodlibet VII, qu. 6, art. 3). Le «sens parabolique» est, à intérieur du sens littéral, le domaine où s’épanouit l’allegoria rhétorique. Thomas d’Aquin semble même excuser les écrivains bibliques d'avoir eu recours aux métaphores et similitudes, qui sont le fait de la poésie, «dernière venue au rang des doctrines» (Summa Theol., Prol., Qu. 1, art. 9), cela ne va pas sans inconvénients, car les figures cachent la vérité, alors que la «science sacrée» est destinée à la manifester. Le discours n’a pas toujours été aussi radical: lorsque Thomas participe au débat, la littérature allégorique en langue vulgaire est en plein essor et la menace de la confusion des genres n’est sans doute pas étrangère à la fermeté du ton.
Il faut noter que les créateurs d’allégories en langue vernaculaire n’évoquent jamais le problème de la cohabitation ou de l'héritage. Si la critique moderne est à ce point préoccupée de la question, c’est sans doute à cause de Dante, qui représente un cas particulier. La célébrité de son œuvre lui confère une sorte de droit de préemption sur l’ensemble de la littérature allégorique, et fait oublier que la Divine Comédie utilise des procédés très différents de ceux qui sont familiers à l’allégorie par métaphores et personnifications. À deux reprises, dans le Convivio et dans la Lettre à Can Grande, le poète florentin s’interroge sur l’application des méthodes exégétiques à ses propres œuvres.
Dans le Convivio (I, 1) , il entreprend de mettre au jour le «sens profond» de ses «chansons», caché «sous figure d’allégorie». Il commence par se référer aux quatre sens de l’Ecriture, qu’il explique à la manière d’un théologien. Mais cette introduction pédagogique n’engage pas vraïment la démarche d'interprétation de ses propres écrits, car il fait intervenir aussitôt après une distinction fondamentale entre le «sens allégorique» tel que l’entend la théologie, et l’usage qu’en font les poètes, en se réclamant du second (IX, 1, 4); il propose donc une conception de l’allégorie des poètes compatible avec les distinctions thomistes. Cependant, la position de Dante est flottante: il annonce qu’il va donner pour ses vers d’abord la «sentence littérale» puis l’«allégorie», tout en ajoutant qu'il parlera «parfois des autres sens», en temps opportun. S'agit-il d'appliquer, ne serait-ce que furtivement, la quadripartition à une œuvre profane?
La lettre écrite à Can Grande (Epître XIII) revendique, en effet, l'application des quatre sens à la Comédie. I] affirme la polysémie du poème, en des termes qui sont ceux de l’allegoria in factis, distinguant le sens fourni par la lettre et le sens tiré des choses signifiées par la lettre, qu’il appelle «allégorique ou moral ou anagogique» (XIII, 7) et dont il propose deux exemples bibliques. La filiation avec l’exégèse est incontestable: Dante considère le sens littéral comme vérité et non comme fiction: il utilise d’aileurs dans le poème des mots comme figura (une vingtaine d’occurrences) et umbra (une soixantaine) qui sont des termes fétiches de la typologie (il est vrai qu’umbra n’est pas déplacé pour des êtres rencontrés aux Enfers). La vision de l’au-delà, qui montre l’état des âmes après la mort, relève de la perspective anagogique.
Cette prise de position suggère qu’au fur et à mesure de son évolution, la littérature conquiert un statut nouveau, et rêve à la figure du poète «theologus». Mais Dante est un hapax, et ne considère pas son poème comme une œuvre profane, mais comme une continuation possible du Livre, puisque son sens littéral, basé sur l’histoire, fonctionne comme vérité, à l'instar de l’Histoire Sainte. C’est ce qui a conduit Auerbach à imaginer pour lui une adaptation spécifique et unique du concept de typologie, articulée autour de la notion de «figura».