Dati bibliografici
Autore: Étienne Gilson
Tratto da: Atti del Congresso internazionale di studi danteschi
Editore: Sansoni, Firenze
Anno: 1966
Pagine: 197-223
Certains hommes et certaines oeuvres semblent doués d’une petpétuité indestructible. Non seulement ils durent à travers les siècles, mais la vie qu’ils conservent absorbe celle de milliers de vrais vivants qui se laissent dévorer par eux, non seulement sans se plaindre, mais avec joie, reconnaissance et amour. On ne peut imaginer combien d’artistes, d'écrivains, de professeurs et d’érudits de tout genre se sont consacrés à l'étude, explication et illustration de l'oeuvre du Très Haut Poète. Une simple bibliographie des travaux publiés sur Dante depuis 1865 serait à elle seule une oeuvre de longue haleine, peut être impossible si elle se voulait complète. Ce point se passe de demonstration.
En y pensant, on se souvient malgré soi de la remarque jadis faite par Sainte-Beuve sur la complexité de ce genre de survie, car s’il est vrai que ces illustres morts s'emparent impérieusement de beaucoup de vivants, il ne l’est pas moins que les vivants s'emparent d’eux a leur tour. Une fois abandonnée par son maître, devenue comme orpheline, oeuvre se trouve livrée sans défense à la foule des lecteurs anonymes, qui ne sont pas bien dangereux, mais aussi à l’élite des commentateurs, qui le sont davantage. Elle commence alors une vie posthume, change d’aspect, souvent même de sens, bref, comme on dit, elle évolue, sans que son auteur ait pouvoir d'intervenir et d’en rétablir le sens. Cela vaut peut être mieux pour lui, car il ne manque pas aujourdhui d’historiens et de critiques pour revendiquer au nom de la science le privilège de détenir, plus surement que l’écrivain lui-même, le sens vrai de son oeuvre.
Plus l’artiste est grand, plus il est exposé à ces mésaventures posthumes. Dante en est un illustre exemple, tout particulièremnt dans un domaine où rien ne pouvait le protéger contre l’esprit d'entreprise dont ses historiens faisaient preuve. Parmi les divers ordres d’études historiques dont le développement au cours des cent derniéres années retient l’attention, il faut noter celui de l’histoire des theologies médiévales. Je prens ici le mot théologie au sens où il désigne les théologies dites scolastiques, dont le treizième et le quatorzième siècles furent l’âge d’or. Le propre d’une théologie dite «scolastique» est d’inclure une philosophie, ou du mains de supposer un certatin usage défini de la spéculation philosophique. Leur alliance est si étroite qu’il est impossible de les dissocier. On ne compte plus aujourdhui les revues, collections et livres consacrés à ces ètudes. Il n’est pas de pays qui n’en produise, en Europe, en Amérique et pratiquement dans toutes les parties du monde. Pour ne pas perdre de temps en énumérations oiseuses, je ne citerai qu’un seul exemple du genre d’études auxquelles je pense, l’admirable collection de travaux connue de tous les médiévistes sous le titre de Beiträge zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters, inséparable dans les mémoires du nom de Clemens Baeumker. Ce symbole n’est ici que le signe d’une étonnante foule de contributions à la découverte d’une forme de pensée longtemps enfouie dans l’oubli, quand ce n’était pas le ridicule.
Ce développement imprévu ne pouvait pas ne pas affecter les études dantesques. Inutile d’insister sur cette évidence massive qu’est la présence de la théologie dans l'oeuvre de Dante. Par son sujet même, par sa structure et son inspiration, la Divine Comédie est l’oeuvre d’un poéte chrétien, traduisant une vue chrétienne de l’univers et parlant pour des Chrétiens la langue de leur religion. Ses lecteurs anciens et modernes l’ont toujours su et il y en eut de bonne heure pour faire de lui un théologien: Theologus Dantes nullius dogmatis expers.
Le développement moderne de l’histoire des philosophies et des théologies médiévales n’était pas fait pour contrarier ce sentiment. Bien au contraire, car l’un des effets de ces études, tout à fait imprévisible celui-là, fut de confirmer les érudits dans l’opinion que l’oeuvre de Dante était profondément imprégnée du savoir enseigné dans les écoles de son temps. Il ne s’agit plus ici simplement de constater, en gros, que la Divine Comédie est une épopée de la vie chrétienne et de l’homme chrétien. Les recherches des historiens ont révélé que le savoir philosophique et théologique de Dante était aussi précis qu’étendu. C’est aujourdhui un jeu de chercher dans l'oeuvre des écrivains, dramaturges, romanciers ou poètes, les traces laissées par les connaissances scientifiques ou les idées theologiques de leur temps. On en trouve toujours et, au besoin, on en met. Le platonisme de Pétrarque, le stoïcisme de Pierre Corneille sont des thèmes historiques connus. Le cas de Dante est différent. En matière de philosophie et de théologie, il parle en professionnel alors que les autres ne parlent qu’en amateurs. D’abord, il est un professionnel. Une oeuvre comme le Convivio est, d'intention première, un traité de philosophie morale dont les conclusions se fondent sur des principes empruntés à la physique et à la métaphysique de l’époque. Mais Dante a fait plus encore. Selon Mr Bruno Nardi, dont les conclusions sur ce point m'ont convaincu , Dante autait interrompu la composition du Convivio pour entreprendre celle de la Monarchia, dont l’idée venait de s’imposer à son esprit. Or la Monarchia est un traité de philosophie politique, ou mieux encore peut-être, un traité philosophico-théologique sur les rapports de l’Eglise et de l’Etat, du Sacerdoce et de l’Empire, qui révèle un esprit philosophique de premier ordre tant par le savoir que par l'originalité. Dante fait plus que d’y répéter la philosophie des autres, il y crée la sienne dans l’ordre de problèmes où il se sent appelé à dire quelque chose de nouveau. Faut-il citer une fois de plus le début du célébre traité? Qu’on ne compte pas sur Dante pour démontrer de nouveau quelque théorème d’Euclide, ni pour redémontrer des conclusions déjà démontrées par Aristote! Scruter la nature de la monarchie est tout autre chose, car la nature en est cachée et comme il n’y a pas d’argent à gagner, elle n’intéresse personne. Pesons les mots: la vérité que Dante poursuit reste ab omnibus intentata; il a conscience de faire oeuvre de pionnier, et il le dit sans fausse modestie: ut palmam tanti bravii primus in meam gloriam adipiscar . C’est un inventeur qui parle, un découvreur de vérités nouvelles, et que l’on n’aille pas croire à quelque vantardise. Je ne connais pas de traité de philosophie politique au moyen âge qui puisse se comparer à celui de Dante pour la fermeté de la pensée et la sobriété dans la démonstration. À supposer que l’on ait alors fait mieux, la Monarchia resterait le fruit d’une pensée philosophique personnelle, originale. C’est l'oeuvre d’un homme qui compterait dans l’histoire de la philosophie politique, si l'éclat du poème sacré ne rejetait dans l’ombre le reste de son oeuvre.
C’est donc avec pleine raison que les commentateuts de ces écrits s’attachent à en scruter le sens philosophique, car ils en ont un. L’expérience prouve d’ailleurs qu’un érudit, bien informé de l’histoire doctrinale du treizième siècle, retrouve souvent, sous le texte de Dante, des thèses scientifiques, philosophiques et théologiques précises enseignées dans les écoles du temps . Il nous faut seulement mettre ces faits en place, en les situant dans une perspective beaucoup plus vaste que celle où s’en tient ordinairement l’histoire littéraire, dont la vue est comme bouchée par les deux mythes antithétiques, et se définissant lun par l’autre, du Moyen Age et de la Renaissance, de la Scolastique et de l’Humanisme.
On ne conteste pas que ces notions ne correspondent à des réalités historiques, mais il convient d’y voir deux incidents remarquables dans une histoire beaucoup plus ancienne qui est celle même de la civilisation occidentale. Platon la considérait déja comme une vieille histoire, dans la phrase clef de la République, X, 607b, qui parle d’un «différend invétéré entre la philosophie et la poésie». On ne peut souhaiter formule plus générale, ni qui décrive plus exactement le caractère endémique du conflit entre le savoir et le goût dont on peut dire qu’il est endémique dans la civilisation occidentale. Son histoire est comme ponctuée de crises qui opposent ces deux besoins de l'esprit. S’il faut en croire Diogène Laerce, Héraclite voulait déja qu’Homère et Archiloque fussent bâtonnés et chassés des lieux publics, mais la philosophie a toujours fini par payer cher les prétentions de ce genre, car les poètes sont une race irritable, qui ne pardonne guère, et elle a l'oreille du public.
Je ne crois pas céder à une illusion de perspective en disant que, dans cette longue histoire, Dante occupe une situation littéralement unique, la seule d’ailleurs qui pouvait rendre possible, le génie aidant, cette oeuvre unique elle aussi qu'est la Divine Comédie. Le milieu du XIIe siècle fut le témoin d’une crise importante dans le développement de la culture occidentale. Par un effort continu qui durait depuis le IXe siècle, les écoles avaient lentement reconstitué un gente d’enseignement qui correspondait à peu près, à un niveau beaucoup plus modeste, à ce qu'avait été la culture intellectuelle préconisée par Cicéron et Quintilien. Désignons la de son nom classique: la grammatica, orientée tout entière vers l’éloquence. C'était une culture unitaire, que l’on vit refleurir au XIIe siècle dans les Ecoles de Chartres. Telle que Jean de Salisbury l’a décrite, elle incluait, outre l’étude approfondie de la langue latine, une formation intellectuelle, historique, scientifique, morale et philosophique aussi étendue que le permettait un genre d’études où tout le savoir s’enseignait sous forme de commentaires aux oeuvres littéraires expliquées en classe par les professeurs. L’importance de Servius, de Macrobe et autres auteurs de ce genre ne s’explique pas autrement. Le résultat peut se décrire comme une culture générale à base d’etudes littéraires, au terme de laquelle, environ l’âge de seize ans, l’élève passait pour complètement formé.
La crise de l’enseignement à laquelle je pense se produisit en France, surtout à Paris semble-t-il, et je ne saurais la caractériser plus brièvement que comme un conflit, semblable à l’un de ces ricorsi dont parlait Vico, qui mettent périodiquement aux prises les partisans de l’enseignement classique et de l’enseignement moderne, ou, comme on dit encore, des humanités et des sciences. Pour comprendre ce qui s’est alors passé, il faudrait nous accoutumer à penser que ce qui était alors «moderne», c’est le type de culture intellectuelle dont allait naître la Scolastique. On vit alors les maîtres de Paris transformer l’enseignement de la grammaire, réformer le latin de Cicéron comme incapable de suffire aux besoins d'expression d’une société moderne, remplacer la syntaxe compliquée des Anciens par une langue plus simple et plus claire, transformer l’enseignement de la vieille arithmétique romaine en introduisant lPusage des chiffres arabes qui simplifiaient grandement les opérations; enfin, et surtout, on assista à une réduction importante du nombre des années d’études consacrées à la gremmatica. Au lieu de la poursuivre jusque vers l’âge de seize ans, on artêtait l’étude de la grammatica au moment où l'élève savait assez de latin pour passer à celle de la logique, vers treize ou quatorze ans, ensuite de quoi il pouvait apprendre ce qu’on devait savoir de philosophie pour s’adonner plus tard à des études profitables, surtout le Droit et la Médecine. Ce fut la mort de la grammatica comme culture intellectuelle complète; on sait par Jean de Salisbury que, vers le milieu du XIIe siècle, les maîtres de grammaire les plus célèbres perdirent leurs élèves et se virent obligés de fermer école . Ce fait s'exprime d'ailleurs sous forme concrète dans la décadence des écoles de Chartres, siège alors sans rival des humanités, accompagnée du succès croissant des écoles parisiennes, où triomphait la logique, avec la dialectique et la forme de théologie dite «scolastique», dont on a tendance à croire qu'elle remplit le moyen âge, bien qu’elle ait a peine vécu deux cents ans, pour ne plus faire ensuite que survivre.
Ces événements se passaient en France, mais non en Italie, où les écoles ne firent que subir le contre-coup de la crise française. Pour simplifier l’image de la situation que je tente de résumer, je vous inviterai à penser au plus illustre des successeurs italiens de Dante, François Pétrarque. Lorsque son père, exilé comme Dante, amena sa famille près de la cour pontificale d'Avignon, il confia lenfant à un bon maître italien de grammaire, Convenevole da Prato, qui lui transmit de son mieux la culture humaniste, fondée sur Virgile et Cicéron, traditionnelle dans les écoles d'Italie; grammatica, eloquentia, bref l’idéal du vir bonus dicendi peritus, voila ce que représentera Pétrarque et ce dont sortira ce que nous nommons l’humanisme de la Renaissance. Quond nous voulons nous expliquer le contraste, si immédiatement perceptible, entre Pétrarque et Dante, c’est par là qu’il faut commencer. Pétrarque est un pur produit de la tradition littéraire italienne; il n’a jamais su de philosophie que le peu qu’un grammairien pouvait en faire tenir dans l’explication des auctores; la réforme scolastique et philosophique de l’enseignement fut pour lui comme si elle n’avait jamais existé.
Dans cette histoire, Dante représente au contraire un cas très exceptionnel, sinon unique. Il suffit de se reporter aux renseignements autobiographiques contenus dans ses écrits pour comprendre ce qui s’est passé. Au début, il se présente lui aussi comme un pur produit de la culture littéraire latine et italienne. Entendons par là qu’au lieu de ne recevoir qu’une éducation littéraire tronquée, telle qu’elle se donnait à Paris, le jeune Dante poursuivit l’étude de la grammatica jusqu’à son terme, telle qu’on l’enseignait encore en Italie, comme au temps où elle constituait une formation intellectuelle complète et suffisante en elle-même. Ici encore, pour concrétiser, disons que Dante fut elevé dans la tradition des Institutiones Oratoriae de Quintilien. Seulement, en vertu d’une décision toute personnelle, et nécessairement tardive, ce jeune homme complètement formé décida d’accquérir en outre la formation philosophique et théologique de style parisien, bref, d'étudier ce que nous nommons aujourdhui la Scolastique. C’est pourquoi Dante représente un autre monde que celui de Pétrarque. Il est l’homme des deux cultures ennemies dans la tradition occidentale; l'ampleur de son ouverture intellectuelle et la profondeur littéralement unique de son génie poétique ne s’expliquent que par là .
Faut-il insister? Je crains de sombrer dans le pédantisme, mais si je n’en cours pas le risque, je suis à peu près certain de ne pas mettre en lumière ce que je vois de remarquable dans le cas du Très Haut Poète. D'abord, ce n’est pas par hasard qu’il s’est produit en Italie, car il n’était possible nulle part ailleurs. L'Italie est le seul pays d’Europe qui ait produit deux langues littéraires et deux littératures nationales. On dit souvent que seul le génie de Dante pouvait créer, comme il l’a fait, une langue destiné à durer; assurément, mais un génie égal n’autait jamais pu créer au même moment une langue française comparable en perfection à celle de Dante, car Dante disposait du trésor de la langue et de la littérature latines dont le parler florentin était singulièrement plus proche que celui de Paris. Remarquons bien que les Italiens le sentaient vivement; la beauté du latin classique leur était directement perceptible, et non point, comme elle l'était pour des Français, la récompense d’un effort pour sentir la beauté d’une langue qui leur restait toujours en partie étrangère. Je rappelle pour mémoire l’amusante scène de comédie où Adhémar de Chabannes fait parler un jeune moine italien devant le chapitre de Saint Martial de Limoges: «Je suis le Prieur de Clusa; je sais fort bien faire un discours et je sais écrire. En Aquitaine, on ne sait rien; il n’y a que des rustres. En Aquitaine, il suffit qu’un homme ait appris un peu de grammaire pour qu’il se croie un Virgile. En France, on sait quelque chose, mais pas beaucoup. C’est en Lombardie, où j'ai étudié, qu’est la fontaine de science» . La scène se passait en 1028. Admettons qu’Adhémar de Chabannes s'amuse un peu de son personnage, mais il n’en invente pas les propos. Et je pourrais plaider la cause contraire. Je n'oublie ni Gerbert d’Aurillac, ni Guy de Nogent, ni Hildebert de Lavardin, ni les Ecoles de Chartres dont on ne voit pas d’équivalent hors de France au douzième siècle, mais, justement, il semble qu’en Italie le latin n’ait pas eu besoin de tant de soins pour survivre. Il n’a jamais complètement cessé d’être la langue du pays .
Je regarde, et je cherche en vain au moyen âge un autre esprit, comparable ou non en génie à celui de Dante, qui ait été possédé come lui, au même degré, de l’amour passionné de la beauté littéraire et de celui de la vérité du savoir sous toutes formes. Je vois bien des amis des Lettres, comme Pétrarque, mais ils n’aiment guère la science ni la philosophie; je vois encore des philosophes et des théologiens de très grande classe, et bien supérieurs à Dante en cela, par exemple saint Thomas d’Aquin, mais on chercherait en vain chez eux cet amour de la beauté plastique et du style qui semble se fondre naturellement chez Dante en un même amour de la beauté de la vérité. Il ne s’agit donc pas simplement ici du fait que Dante a cumilé les deux cultures, mais bien plutôt et d’abord du sentiment profond, né des racines de son être, qui les lui a fait désirer l’une et l’autre, puis se donner passionément à leur étude et les chérir d’un amour égal. On ne peut plus ici que l’écouter pour l'entendre parler de ce ton qui ne trompe pas. Apres avoir rapporté dans le Convivio, II, xii, qu’il avait cherché dans Boèce et Cicéron quelque consolation de la mort de Béatrice, Dante reconnait qu’il avait trouvé difficile d’en pénétrer le sens, mais qu’il y était enfin entré autant que le lui permettait l’arte di grammatica, qu’il avait et les dispositions naturelles dont la Vita Nuova donne des signes. C’est alors qu’en cherchant de l’argent, il trouva de l’or. Il découvrit la philosophie et trouva cette nouvelle Dame de ses pensées si belle, qu’à peine en pouvait-il détourner les yeux Suit le passage connu, mais dont il faut bien voir la portée: «Cette image me conduisit là où sa vérité se démontre, c’est-à-dire aux écoles des religieux et aux discussions des philosophes. Ainsi, en peu de temps, environ trente mois, je commençai d’en tellement sentir la douceur que son amour chassait et détruisait en moi toute autre pensée». Et voici la conclusion, que nul autre que Dante ne pouvait écrire: «C’est pourquoi, me sentant attiré au delà de mon premier amour à la séduction de celui-ci, j’ouvris la bouche pour dire la chanson qu’on a lue, y dépeignant ma condition sous figure d’autres choses... Je commençai donc à dire: Voi che ’ntendendo il terzo ciel movete». Il célébrait ainsi en poète cette «fille de Dieu, reine de tout, la très noble et très belle Philosophie». Cet homme chez qui la beauté du vrai fait jaillit le chant, c’est Dante. D’autres ont pu aimer autant que lui la philosophie et la théologie, mais il est le seul, me semble-t-il, dont l'amour ait débordé en une telle nappe de poésie. Ce spectacle laisse pareillement songeurs poètes et philosophes. Tirer de la poésie de la physique d’Aristote, n’est-ce pas une sorte de miracle? C’est faire jaillir l’eau du rocher.
Nous voici conduits loin de Platon et de sa discorde invétérée entre la philosophie et la poésie. Pourtant, prenons bien garde à ce qui se passe. Dans cette sorte de miracle, Dante n’ouvre pas la bouche pour parler en philosophe, comme fait Lucrèce, mais pour chanter en poète. C’est la poésie qui a le dernier mot. Il faut donc distinguer entre l’usage que Dante fait de la vérité dans les oeuvres de divers genres qu’il nous a laissées.
Il en est où Dante parle en pur savant ou en pur philosophe et théologien. Telles sont la Questio de aqua et terra et, au premier chef, la Monarchia. Aucune difficulté en pareil cas; Dante y procéde en scolastique; il expose des théses pour elles mêmes et nous devons comprendre en philosophes ce que lui même dit en philosophe. Ce sont des oeuvres où le poète parle et ne chante pas. D’autres, du genre chantefable, parlent et chantent. Chacune d’elles a son style propre et demande un effort distinct de compréhension. La Vita Nuova ne se lit pas comme le Convivio. Pour nous en tenir à ce dernier écrit, il est visible que Dante y parle de philosophie en philosophe et qu’il y chante la philosophie en poète. Le commentateur n’a pas le choix en expliquant les parties philosophiques de l'oeuvre. Dante y est visiblement enchanté de faire montre du nouveau savoir qu’il vient d’acquérir et que son oeuvre a pour objet de communiquer aux laïcs lettrés. C’est un «banquet» où il les invite. On peut d'autant moins hésiter à faire appel à la philosophie pour commenter le texte des poèmes inclus dans l'oeuvre que c’est ce que Dante fait lui-même. Pour s’en tenir au même passage du Deuxième Traité, il est facile de constater que le traité tout entier développe, comme le ferait un professeur de philosophie, le «savoir» (sapere) caché dans les vers de la chanson initiale; Voi che ’ntendendo il terzo ciel movete. Rien de plus clair. Le déversement de philosophie qui suit se propose de «più latinamente vedere la sentenza litterale, alla quale ora s’intende». Nous sommes alors aux prises avec le problème médiéval des modi dicendi. Il y a un modus dicendi philosophicus; quand l’auteur le parle, le commentateur doit en faire autant.
La remarque s’applique évidemment à la Divine Comédie. Pleine de notions philosophiques et théologiques, c’est le sens philosophique et théologique de celles-ci que le commentateur doit préciser. Il est alors le sens littéral du passage en question, et comme tous les autres sens reposent sur lui, c’est à l’établir que le commentaire doit s’attacher d’abord. Ici pourtant, un grave problème se pose dont la réponse décide du sens de toute l’oeuvre. Authentique ou non — c’est aux érudits d’en décider — l’Epistola a Can Grande offre l'intérêt majeur de poser explicitement le problème de la manière correcte d'interpréter le poème sacré. Je rappelle brièvement la réponse, en ajoutant cette seule remarque préliminaire, qui est je crois importante, qu’à aucun moment Dante ne parle de son oeuvre comme d’un écrit théologique, mais plutôt comme d’une sorte d’Ecriture Sainte. La Divine Comédie doit s’interpréter, toutes proprotions gardées, comme les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ceci ramène aussitôt la doctrine théologique classique de la multiplicité des sens de l’Ecriture: polysema sunt biblia sacra. Dante lui-même emploie l’expression technique: «istius operis non est simplex sensus, immo dici potest polysemum, hoc est plurium sensum; nam primus sensus est qui habetur per litteram, alius est qui habetur per significata per litteram» . Nous voici donc en présence de deux sens principaux, le sensus litteralis, et le sensus allegoricus, que l’on appelle encore sensus mysticus. Quand on lit dans l’Ecriture: «In exitu Israel de Aegypto», et la suite, le sens littéral est la sortie d'Egypte des enfants d’ Israel conduits par Moyse. Mais toute une série de sens allégoriques, ou mystiques (cachés) se dissimule sous la lettre du texte. Le sens alégorique proprement dit voit dans la lettre de l’Ancien Testament une figure du Nouveau Testament; ici, la sortie d'Egypte préfigure notre rédemption par le Christ. La même lettre du texte a encore un sens oral, en ce qu’elle signifie la conversion de l’âme de la misère du péché à l’état de grâce . Enfin le même texte peut avoir un sens dit anagogique, en ce que la sortie d'Egypte signifie le passage de l’âme sainte de la servitude du temps à la liberté de la gloire. Notons la précision technique du langage de Dante: ces trois sens cachés peuvent tous se nommer allégoriques, parce qu’ils sont autres que le sens «littéral ou historique».
Restons en là de notre analyse. IL résulte de ces déclarations, que le sens littéral doit être entendu littéralement. Si le sens est philosophique ou théologique, on l’entendra donc en théologien ou en philosophe.
La même Epistola a Can Grande en apporte une démonstration saisis- sante. Il s’agit de commenter la Comédie, et particulièrement Paradiso, chant I, vers 1. Littérairement, on remarquera que ce vers 1 correspond exactement au vers 145 et dernier du chant XXXIII° et dernier de la Divine Comédie: La gloria di Colui che tutto move, annonce visiblement L’amor che move il sole e l’altre stelle. Ceci est le point de vue de la critique littéraire, mais elle est irrésistiblment tentée de faire intervenir la philosophie et la théologie. Peut-être même le doit elle. Pourquoi? Parce qu’ici la vérité de la doctrine, disons sons sens, est un élément intégrant de la structure littéraire de l'oeuvre. En outre, ce sens était certainement présent à la conscience de Dante. L’illustre et toujours regretté Michele Barbi aurait ici satisfaction, car il aimait répéter que « ce qui n’est pas inclus dans la conscience de Dante lui même, ne nous intéresse pas ». Ici, il est absolument certain que Dante connait la distinction classique entre Dieu première cause efficiente et Dieu dernière cause finale. Saint Thomas ne cesse de la réaffirmer. Quel admirable cadre pour le Paradiso tout entier! Entre le premier vers qui invoque le Premier Moteur Immobile et le dernier vers qui évocque la causalité suprême de la fin et du Bien, la matière entière du chant est prise comme entre les deux bornes ultimes de l’être. Je crois que, littérairement parlant, le commentaire philosophique est ici nécessaire; lui seul peut nous faire voir la beauté d’une certaine vérité.
Mais la lettre à Can Grande ne s’en tient pas là. Une fois engagé dans le sens littéral, son auteur continue dans la même sens. Il donne alors l'exemple de ce que peut être une lettura dantesca par un professeur de philosophie ou de théologie. Je ne sais si vous en avez entendu. C’est une chose curieuse, car elle consiste principalement à parler de tout ce que l’on peut dire à propos du sens littéral du texte sans se soucier de savoir si ce que l’on dit a ou non un rapport nécessaire à son sens poétique. Tous ceux qui se livrent à cet exercice ont droit de se retrancher derrière l’autorité de la lettre à Can Grande. Car il s’agit bien du séns littéral: ad litteram accedatur. Là dessus, le § 20 s’emploie à démontrer en détail l'existence de Dieu comme être nécessaire, selon la méthode suivie par saint Thomas dans la Tertia via; l’être nécessaire par soi est première cause de tout, et voila pour l'existence: Sed hoc quantum ad esse. Passons à l’essence. Sauf la première, toute essence est causée, sans quoi il y aurait plusieurs êtres nécessaires par soi, ce qui est impossible. Tout ce qui est causé l'est, immédiatement ou médiatement, par un intellect. Ici, puisque le pouvoir de la cause suit son essence, il faut que, de même que nous avons posé une cause unique de toute existence, nous posions une cause unique de toute essence. Ainsi, toutes les essences inférieures viennent de la première, toutes les Intelligences inférieures rayonnent de la Première dont elles reflètent les rayons comme autant de miroirs. C’est ce que dit Denys dans sa Hiérarchie Céleste, et ce que déclare le Liber de Causis, savoir, quod omnis intelligentia est plena formis . Pour faire bonne mesure, l’auteur de la Lettre conclut, en vrai théologien scolastique, que ce que la raison enseigne à ce sujet, l'autorité de l’Ecriture le confirme. Il cite alors ses textes et passe è un autre point .
C’est de l’excellent travail, mais sans rapport nécessaire au sens poétique de l’oeuvre. Lorsqu’il écrivait le premier vers de Paradiso, Dante sonnait un premier accord sur le mode solennel pour nous induire en cet état de réceptivité où la poésie opère son charme. Le sens du passage est exactement celui que définit le commentaire, seulement, comme ce que Dante veut obtenir est que nous sentions la beauté de cette vue philosophique et théologique du monde, il se contente de la faire voir en elle-même. Nous avons alors affaire avec la Béatrice céleste, sous quelque nom quelle nous soit montrée: dans la Vita Nuova, à partir du sonnet XVIII et du § XXXV jusqu’à la fn, ou dans le Convivio, II, ii. Souvenons nous de ce qu’elle est. C’est la très noble et la très belle, la même, précise le Convivio, dont il a été parlé à la fin de la Vita Nuova et qui, notons bien le point, fut immédiatement accompagnée d'amour: parve primamente accompagnaia d’'Amore. Suivez le texte ligne à ligne, presque mot-à-mot, et vous ne pourrez plus hésiter. Il n’y est question que de la bontà et de la bellezza; sa bonté est dans son sens, sa beauté est dans l’ornement du langage, et toutes deux nous sont offertes pour la joie qu’elles donnent: e luna e l’altra è con diletto. Il n’est plus question que de cela; il faut que la beauté fasse plaisir à voir: che la bellezza fosse agevole a vedere. Mais le philosophe et le théologien ne seront pas contents. Ce n'est pas voir la bonté, et jouir de sa beauté, cest voir la vérité et en jouir qui les intéresse. Aveugles qui ne savent ce qu'est la poésie! Car on ne leur demande même pas de comprendre, la vérité du sens n’est ici perçue que comme un bien dont nous sommes invités a jouir. Allons! philosophes, allons! théologiens, dit le Poète, détendez vous un peu, laissez vous aller un moment, laissez vous faire. Comprenez la vérité, certes, mais, pour une fois, au lieu de la comprendre pour la savoir, essayez donc de la comprendre pour en jouir. Ma poésie est justement là pour vous faire voir sa beauté plutôt que pour vous la faire connaître. «Que veux-je vous dire d’autre en tout ceci, sinon: O hommes, si vous ne pouvez pas voir le sens de ce chant, ne le rejetez pourtant pas, mais tournez votre esprit vers sa beauté, qui est grande: ma ponete mente la sua bellezza, ch'è grande.» Et voici le plan complet de ce que la poète attend que nous comprenions dans sa poésie, comme poésie: «la beauté en est grande par la construction, qui appartient aux grammairiens, et par l’ordre du discours, qui appartient aux rhétoriciens, et par le nombre de ses mètres (de le sue parti) qui appartient aux musiciens. Si l’on y regarde bien, on y verra toutes ces choses belles». Et c’est tout cela, vérité, bonté, beauté, qui est le sens littéral du chant.
Telle est, me semble-t-il, et à m’en tenir aux paroles de Dante lui-même, l’attitude qu’il nous conseille d’adopter à l’égard de son oeuvre. Je dis, de son oeuvre poétique en tant qu’elle est poésie. D'abord, la beauté fait partie du sens littéral: «E questa è tutta la litterale sentenza de la prima canzone» . C’est seulement ensuite qu’il conviendra de procéder à l'interprétation allégorique. Mais ici, Dante ajoute une précision dont le sens retiendra notre attention pour conclure les réflexions qui précèdent, car je la crois d'importance exactemente centrale dans l'interprétation de la Divine Comédie. Dante dit, au début du chap. XII du Traité II du Convivio: «Après avoir suffsamment fait voir le sens littéral, on devra procéder à l'exposition allégorique et vraie». Que faut-il entendre par ces mots certainement significatifs: la esposizione allegorica e vera?
J’ai fait observer qu’en analysant les divers sens de son oeuvre, Dante en parlait plutôt comme d’une Histoire Sainte que comme d’un traité de théologie. On pourrait confirmer ce point en rappelant la liste des diverses formes de langage mises en oeuvre dans la Divine Comédie. La premier mode d’expression, remarquons le, est le mode poétique, que suit aussitôt le mode fictif . Comme nous sommes invités à dépasser ce sens littéral pour aller au sens vrai, qui en est le sens allégorique ou mystique, l'interprète en conclut aussitôt qu’il a devoir d’entrende le sens de la lettre en la réduisant au sens vrai. Un philosophe, plus encore un théologien, procédera presque fatalement de cette façon, mais je crois qu’un nombre immense d’interprétations arbitraires qui encombrent le chantier des fouilles dantesques, tient à quelque erreur initiale apparentée à celle-là. C’est pourquoi je me permets de suggérer une autre manière de situer la verité par rapport à la poésie dans la Divine Comédie.
Quand on dit, comme je viens de faire, que le sens premier de l'oeuvre est la beauté que le poète nous découvre, on peut être certain de s’entendre reprocher une sorte de dédain, presque de mépris, à l’égard de la vérité, qui doit pourtant rester le bien suprême de l’esprit.
Nul ne songe à mépriser la vérité, il s’agit seulement de savoir quelle est la vérité de la Divine Comédie? En quoi consiste-t-elle et où faut-il la chercher? Evidemment, où Dante lui-même l’a mise. Or il ne l’a pas mise, dans la Divine Comédie, où il la mettait dans la Monarchia ou dans les parties du Convivio qui sont de pure exposition doctrinale. C’est alors de vérité spéculative qu’il s’agit. Scientifique, philosophique ou théologique, historique même, elle est là pour notre information. La Divine Comédie en contient souvent , elle aussi, mais l’information que le savant, le philosophe, le théologien ou l’historien proposent afin de nous en instruire, le poète la présente intégrée à son oeuvre et subordonnée à sa fin. La fin propre de la Divine Comédie n’est pas spéculative. En tant que, comme oeuvre d’art, elle entend servir une vérité, elle s’ordonne vers une vérité pratique. «Le genre de philosophie dont relève (la Comédie) dans l’ensemble et dans les détails, est la morale, ou Ethique, car ce n’est pas pour spéculer, mais en vue de l’action, qu’on l’a conçue dans son ensemble comme dans son détail». Et, comme pour lever toute équivoque, l’auteur continue: «En effet, même si en quelque endroit et quelque passage on discute comme s’il s’agissait d’un problème spéculatif, on ne le fait pourtant pas en vue de ce problème spéculatif, mais en vue de l’action» . La vérité que sert la Divine Comédie est donc une vérité pratique. C’est même la plus haute, puisqu'il s’agit de conduire l’homme à sa fin dernière, la béatitude divine.
On dira que c’est aussi la fin de la théologie, et cela est vrai, mais, précisément, la fin de la doctrine sacrée est de conduire l’homme à Dieu en lui enseignant la vérité salutaire, au lieu que la fin du poème sacré est de conduire l’homme à Dieu en agissant sur sa pensée, sur ses sentiments et sur sa conduite par le moyen de la poésie. Comme oeuvre d'art, la fin de la Divine Comédie n’est que d’être belle; comme oeuvre d'art au service d’une fin morale et religieuse, le poème sacré se propose d'inviter l’homme a bien user de sa liberté pour mériter d’être récompensé par la justice divine et éviter le châtiment. À cet égard, elle a une vérité propre, qui se confond dans une large mesure avec son efficacité. Comprendre ce que dit le poète, consiste alors à interprêter son langage en fonction du but qu’il assigne à.son oeuvre. Le poète doit alors exprimer la vérité, et rien ne l’autorise jamais à écrire quoi que ce soit dont l'interprétation allégorique puisse contredire en rien l’enseignement de la théologie, seulement, il a droit d’être jugé sur le rapport du sens littéral de ce qu’il dit à l’effet qu'il attend de son oeuvre sur le lecteur. S'il avait voulu enseigner la philosophie ou la théologie, Dante eût sans doute écrit en prose, ou bien il eût tenté un poème chrétien de même genre que le De rerum natura de Lucrèce. On serait alors en droit de mesurer la vérité de ce qu’il dit en comparant son langage à celui de l'autorité philosophique et de l’orthodoxie théologique. On le fait souvent et l’expérience fait voir que Dante peut fort bien subir l'épreuve avec succès, mais il y a des raisons décisives pour que l'expérience ne réussisse pas toujours et, même, en un sens, pourque, dans l’ensemble, elle doive échouer. L’échec n’est pas alors imputable à l'oeuvre, il peut être au contraire la marque de son succès.
En énumérant les odi tractandi qui caractérisent la Comédie, Dante cite en premier le modus poeticus et le modus fictivus. Cela suffirait à introduire entre le poème sacré et la théologie une différence initiale qui ne se laissera plus réduire désormais. Acceptons de comparer l’exégèse de l'oeuvre de Dante à celle de l'Ecriture Sainte telle que l'entend un théologien. Selon celui à qui Dante fait Le plus ce fiance, Thomas d'Aquin, une règle absolue domine le travail de l'exégète: dans l’Ecriture, le sens littéral est vrai, il est toujours vrai, les sens allégoriques ne sont vrais qu’en tant qu'ils se fondent sur Le sens littéral et cela est même si vrai qu’on ne saurait tenir pour révélée une proposition qui ne se fonderait que sur le sens allégorique seul. En fait, dit saint Thomas, il n'existe pas une seule vérité nécessaire au salut que Dieu n'ait révélée au moins une fois en langage clair et intelligible en vertu de la lettre seule de la formule . Tout repose donc sur la vérité du sens littéral, ou «historique», sur lequel le sens spirituel se fonde et qu’il présuppose .
Il se trouve que le modus poeticus est, sur ce point, le contraire même du mode théologique. Là, c’est le sens allégorique qui est vrai et sa vérité seule justifie le sens littéral, qui n’a d’autre fonction que de la signifier. Saint Thomas connaissait le problème, car quand on lui demandait pourquoi les poètes usent si souvent de métaphores, il répondait tranquillement, dans la meilleure tradition platonicienne, que c’est propter defectum veritatis . En fait, c’est accidentellement ou incidemment que le sens littéral de la Divine Comédie se trouve être vrai. Il l’est souvent, mais pas toujours ni nécessairement et l’ensemble de la fable est évidemment une fiction. Dante ne s’est pas trouvé perdu dans une forêt vers le milieu de sa vie, il n’y a rencontré ni les fauves ni Virgile, il n’est descendu ni aux Enfers ni en Purgatoire et il n’est pas monté au Paradis. Avec toutes les distinctions que l’on voudra, la Divina Commedia est vraie du même genre de vérité que l’Enéide, et non point du tout de celui que saint Thomas revendique pour l’Ecriture Sainte. C’est une bella menzogna, mais ce mensonge littéral compte sur sa beauté pour séduire les esprits et les coeurs à la vérité morale, allégorique et mystique dont il est le véhicule. «Le poète», dit Thomas d’Aquin, «fait usage de métaphores pour representer, car la représentation plait naturellement aux hommes »: repraesentatio enim naturaliter homini delectabilis est . Dante use de représentation fictives pour attacher l’esprit du lecteur au sens de la vérité qu’elles signifient.
Il faudrait un long travail pour illustrer avec un détail suffisant l'intérêt de cette conclusion pour l’interprétation du poème sacré. Ce travail seul permettrait de mettre en pleine évidence le sens de ce que l'on pourrait nommer la «vérité poétique», peut-être en général, certainement du moins dans la Divine Comédie. Pour ne pas rester dans le vague, je choisirai en terminant un exemple de nature à mettre en lumière le sens de cette notion.
Entre tant d’endroits sur lesquels la sagacité des théologiens s’est exercée, tantôt pour attribuer à Dante des thèses dont on veut lui faire honneur parce qu’elles sont vraies, tantôt pour le défendre d’avoir soutenu d’autres positions, parce qu’elles sont fausses, je ne connais pas d'exemple mieux fait pour concrétiser ma pensée que celui de Pierre de la Vigne, au XIII° Chant de l’Inferno, dans le Bois des Suicidés.
L’episode est célèbre, et il mérite de l’être, pour sa beauté plastique, pour son pathétique et, pourquoi ne pas le dire, par sa dureté. L’effet produit par le passage est saisissant et d’ailleurs inoubliable. C’est ce que Dante voulait et, si nous nous laissons faire, le poète a obtenu de nous ce qu’il voulait obtenir: un sentiment d'horreur pour un certain genre de crime. Quand on dira devant nous: suicide, nous penserons aussitôt: Pierre de la Vigne.
Ce résultat n’est pas du tout celui que se propose un théologien. Celui-ci veut savoir ce que c’est qu’un suicide et où le situer dans le tableau des péchés. Il va conclure que le suicide est une variété de l’homicide, qui est lui même une violence faite à la nature, donc à l’ordre ètabli par Dieu. Exactêment, le suicide est un homicide que l’homme commet contre soi-même. Le commandement de Dieu est d’ailleurs formel: Tu ne tueras point. La question est réglée.
Elle l'est même très bien, pour le théologien, mais si l’on compte sur les remarques de saint Thomas à ce sujet pour retenir un désespéré de se suicider, on est loin de compte. Pierre des Vignes explique à merveille pourquoi il s’est suicidé. Je rappele d’un mot le passage (Inferno, XIII 70-72): ministre déchu de Frédéric II, injustement condamné à subir une honte imméritée, Pierre voulut refuser à son maître la satisfaction de la lui infliger. Juste envers Frédéric Ë qui le condamnait injustement, il commit envers lui-même une irréparable injustice en se donnant la mort:
L’animo mio, per disdegnoso gusto,
credendo col morir fuggir disdegno,
ingiusto fece me contra me giusto.
C’est encore bien abstrait. Au point de vue du style, c'est même ce que l’on nomme une «pointe» et les commentateurs ne La laissent pas passer sans explications. Un prédicateur sentirait le besoin d'insister, de trouver des paroles pour nous émouvoir. Il vpudrait nous inspirer l'horreur efficace de ce crime. Dante est du côté du prédicateur, car il se propose la même fin morale, seulement la prédication est un art; elle relève de l’éloquence, chère a Cicéron, et qui ne va pas sans quelque rhétorique, au lieu que le poète pratique un art différent, qui consiste à imaginer pour faire voir et, ainsi, toucher directement les coeurs comme le peut faire la vue, tellement plus émouvante que les mots. Il va donc procéder autrement. Lui aussi va démontrer sa conclusion, mais il en donnera, si l’on peut dire, une sorte de démonstration plastique, en ordonnant une suite d’images choisies par lui, selon une disposition telle que l’ensemble du tableau fasse irrésistiblement sentir l’horreur du suicide.
On ne résume pas la poésie; on ne la traduit même pas en prose; je rappellerai donc seulement à votre mémoire les éléments du tableau.
La scène se passe dans une horrible forêt dont les arbres sans fruits ne portent qu’un feuillage sombre et des épines vénéneuses. Ici, première touche du génie. Entre tous les personnages du poème, il y en a un qui n’est jamais loin, l'Italie, et non seulement son idée ou son Âme, mais sa terre, son corps. La forêt douloureuse ne ressemble à rien que nous puissions imaginer; disons pourtant qu’elle est encore plus touffue que le repaire de bêtes sauvages entre Cecina et Corneto. Par la magie de ces deux noms de lieux, toute l’imagerie du passage prend le poids et la densité de la réalité. Qu’allons-nous voir? Je te le dirais bien d’avance, dit Virgile, mais c’est tellement incroyable que j'aime mieux attendre que tu le voies. Notons les mots: però riguarda ben, s vederai… C’est à la vue que s’adresse le poète, non à l'esprit comme le théologien.
Des gémissements se font entendre; Dante s'arrête, d’autant plus qu'il ne peut s’en expliquer l’origine. Alors se produit un incident significatif, Au lieu d’expliquer au poète ce qui se passe, Virgile lui dit: casse une brindille d’un de ces arbustes, et tu comprendras. Virgile obéit, et un cri s'échappe de l'arbre avec du sang: Perché mi schiante?.… Perché mi scerpi? Es-tu donc sans pitié? Nous suivons le poète, mais il sait bien qu’un moment de réflexion fera lever nos scrupules. L'arbre est Pierre de la Vigne et il y a cruauté gratuite à lui faire souffrir cette blessure. On attendrait plutôt que Virgile arrêtât le bras de Dante et dît: n’y touche pas, cet arbre est un homme, tu vas le mutiler! Mais Dante sait bien pourquoi Virgile l’a fait, puisque c’est lui qui le fait agir, et le motif de sette conduite étrange est ici aussi clair que possible: le poète veut que Virgile lui fasse voir l’horrible spectacle, parce qu'il veut nous obliger nous-mêmes a voir, en pensée, ce que les paroles ne suffisent pas à exprimer. Au cri que pousse Pierre de la Vigne: non hai tu spirto di pietà alcuno? Virgile répond, pour s’excuser: âme blessée, si Dante avait pu croire sans avoir vu, je ne lui aurais pas fait porter la main sur toi, «mais c’est ce que la chose avait d’incroyable qui m’a fait conseiller cet acte que je regrette moi-même». Le malheureux Pierre de la Vigne est victime d’une expérience de vivisection, mais celle-ci est exigée pour l’efficace poetique de la démonstration.
Voila donc le châtiment des suicidés. Prisonnières dans des arbres, leurs âmes sont exclues de leurs propres corps, et elles le sont pour toujours, puisque même après la résurrection générale, alors que tous les ressuscités retrouveront chacun le sien, les violents contre eux -mêmes verront pour toujours leur corps pendu à côté d’eux, comme accroché à l'arbre qui les emprisonne et sans jamais pouvoir revêtir de nouveau leur dépouille mortelle.
Châtiment extraordinaire en vérité, et, à sa manière, unique, bien fait pour mettre en mouvement la curiosité des commentateurs. D'abord il y a les sources littéraires, et naturellement l’Enéide, III 41-42: Quid miserum, Aenes, laceras? Jam parce sepulto… . L'épisode de Polydore est certainement présent, et avec lui bien d’autres choses, souvenirs, sentiments et idées qui font de Dante l’homme particulier qu’il était, mais nous aussi nous avons Virgile et nous avons quelque rapport avec quelque théologie, pourtant nous n’écrivons pas la Divine Comédie.
On cherchera donc autre chose et, naturellement, on trouve. Par exemple, un érudit fait observer que le malheureux Pierre est désormais un incarcéré: spirito incarceraio (XIII 87). Mais pour qui les âmes sont-elles dans leur corps comme dans une prison, sinon pour Platon et son école? Voici donc le commentaire aiguillé sur la vue du platonisme, vers Plotin, Macrobe et toute leur école. Mais c'est une fausse voie, car si Dante avait pensé que le corps fut une prison pour l’âme, de quel droit lui reprocherait-il d’avoir voulu s’en évader: L'âme de Pierre de la Vigne n’est incarcérée que païce que, au lieu d’être dans son corps, elle est dans un tronc d’arbre. Loin de sé plain: dre d’être en prison dans un corps, elle ne demande qu’à réintégrer le sien. C’est une âme aussi aristotélicienne que Dante lui-même. Cette forme est privée de sa matière propre et liée à une autre pour laquelle elle n’est pas plus faite que celle-ci ne l’est pour elle; elle aspire à rentrer chez elle sans espoir d'y jamais revenir .
Des théologiens pensent à autre chose; c’est la question d’orthodoxie qui requiert leur attention. C’est leur devoir, puisqu'ils en sont responsables, mais chercher l’orthodoxie du modus dicendi theologicus quand il s’agit du modus dicendi poeticus conduit fatalement à des impasses, non que ce que l’on dit alors soit faux, mais parce qu’il est hors de propos.
Le théologien s’inquiète de ces âmes qui ne seront jamais réunies à leurs corps et les verront éternellement pendus, aupres d’elles, comme une guenille à un arbre. En effet, cette vue n’a rien de traditionnel, mais si le poète s’en tenait à la tradition orthodoxe sur les peines de l'enfer, colle-ci ne le conduirait pas loin. Albert le Grand réduisait ce qu’on en sait à deux choses: que l’enfer est quelque part sous terre et que les damnés y souffrent corporellement d’un feu lui même corporel. Pour faire imaginer aux Lecteurs les suplices infernaux, il faut chercher autre chose et, comme poète, Dante trouve plus de ressources sur ce point au livre VI de l’Enéide que dans la Somme de saint Thomas d'Aquin. Il y transportera même Polydore, venu du livre III, et bien d’autres images encore pourvu qu’elles soient chargées de poésie. Un théologien peut récuser en bloc le projet de l’Inferno, et même de toute la Divine Comédie, mais c’est la poésie même qu’il refuse. Il ne reste plus alors qu’à mettre en vers la Somme de saint Thomas d’Aquin.
Aucun que je connaisse n’est allé jusque là, du moins aux temps modernes. Bien au contraire, la plupart d’entre eux ont une tendresse pour Dante et, manquant de goût pour l’accuser, ils l’excusent. Ce n’est pas impeccablement orthodoxe, disait l’un d’eux, à propos justement du Chant XIII de l’Inferno, mais l’intention est excellente, car même si les corps des suicidés ne doivent jamais retrouver leurs âmes, ainsi que le voudrait la vérité théologique, du moins ils ressuscitent comme ceux de tous les autres hommes. L'essentiel du dogme est sauf .
Le seul inconvénient de ce genre de spéculation est de cacher aux yeux le vrai sens du texte de Dante, à quoi il réussit aussi bien que ceux qui le noïent dans des commentaires empruntés de Platon, de Plotin, de Porphyre, de Macrobe et nombre d’autres. Ce n’est pas se rapprocher de Dante, c’est lui tourner le dos. On ne peut faire ces remarques sans s’exposer au reproche de priver la Divine Comédie de son sens le plus profond, mais c’est exactement le contraire qui est vrai, car le poème sacré est plein de sens et d’idées. On peut dire de lui ce que Servius écrivait, précisément dans l'introduction de son commentaire au livre VI de l'Enéide: «Totus quidem Vergilius scientia plenus est», mais, dans les deux cas, il s’agit d’un savoir de poète et mis au service de la poésie. Quand on le lit dans cet esprit, Dante déploie pour son lecteur une intelligence prodigieuse de la nature, des fins et des ressources de son art.
Pour s’en apercevoir, il faut naturellement partir des sentiments fondamentaux qui l’animent et qui déterminent le sens de son oeuvre. Ici, tout repose sur le principe, d’inspiration chrétienne et thomiste, de l'unité indestructible du composé humain. C’est d’ailleurs un fait aux yeux de Dante et chaque homme en fait l’expérience dans l’horreur que lui inspire la seule idée de la mort. L'angoisse de l’agonie est la protestation de la nature contre cet arrachement violent qui sépare une Âme du corps particulier qu’elle a pour fonction d’animer et qui sépare le corps de l’âme particulière dont il tient l'être et la vie. Il n’y a qu’un corps possible pour chaque âme et qu’une âme possible pour chaque corps. Cela est si vrai que, selon Thomas d'Aquin, ni l’âme à part ni le corps à part ne sont une substance complète. La substance complète est l’homme; l'âme séparée provisoirement du corps par la mort ne cesse d’aspirer à le retrouver pour reconstituer l’homme qui fut, et qui redeviendra lui-même au jour de la résurrection des corps. Le suicidé commet centre soi le crime de défaire violemment cette union qui est son être même. Pour parler le langage d’aujourdhui, il détruit dans sa racine profonde le principe de sa propre personnalité.
Pour trouver un châtiment approprié et à la mesure de ce crime, Dante ne pouvait rien attendre de Virgile ni même des théologiens. Virgile ne savait rien de cette notion chrétienne de l’homme; les théologiens la connaissaient fort bien et condamnaient le suicide comme un crime, mais c'était pour eux un péché mortel passible des mêmes châtiments que les autres; Dante seul, parce qu'il était poète, cherchait une manière de supplice qui mit en évidence, avec l'horreur particulière de la faute, le germe mauvais et premier dont elle nait. C’est celui que Dante déteste farouchement et dont il dénonce partout les méfaits, l'injustice. En tuant son corps, l’homme a commis l’injustice la plus manifeste envers soi-même; qu’il en soit donc a jamais séparé, puisqu'il l’a voulu ainsi:
ché non à giusto aver ciò ch’uom si toglie.
Dans ce vers, qui dit tout (Inf., XIII 105), Dante nous découvre à la fois le sens intelligible et la grandeur de son art .
Qu’on relise en effet le passage, on y verra tout concourir à servir indivisément sa vérité et sa beauté. Ce n’est pas seulement l’image finale, dans sa désolation grandiose, qui saisit alors l’imagination — car comment faire mieux voir la nature du crime qu’en suspendant éternellement le corps du suicidé près d’une âme qui ne le retrouvera jamais? — les moindres détails du tableau sont inventés de génie pour en faire éclater le sens. Quand l’âme du violent se sépare du corps dont elle vient de se dépouiller, Minos l’envoie au Septième Cercle. Elle tombe dans la forêt; le poète dit bien, cade, car elle y tombe au hasard. Cette âme unique faite pour un corps unique auquel un lien unique l’attachait, le juge ne lui choisit même pas un corps végétal qui puisse lui convenir mieux qu’un autre . Il n’y a plus de justice pour elle, qui l’a si cruellement outragée. Elle va donc pousser dans une plante quelconque:
Cade in la selva, e non l’è parte scelta;
ma là dove fortuna la balestra.
Il s’agit bien ici de précision dans le langage et dans les idées, mais non de précision théologique, sinon en ce sens que la force de la vision poétique, dans son tout comme dans ses détails, revêt la formule intelligible du théologien d’une forme plastique perceptible à l'imagination et presque au sens. C’est au succès de cette transposition si difficile, ou même impossible à tout autre qu’au génie poétique, qu’il convient de mesurer l’art du poète. Après tout, saint Thomas lui-méme en convenait. Les poétes usent de métaphores parce que les hommes n'aiment pas seulement qu’on leur explique les choses, mais encore qu’on les leur fasse voir. Le sensible ne peut représenter l’intelligible que suivant sa nature et ses propres lois; c’est là le vrai point de vue pour comprendre la Divine Comédie, et jusque dans sa théologie même. Son sens le plus profond ne fait qu’un avec le pouvoir de sa beauté.