Dati bibliografici
Autore: Jean Pépin
Tratto da: Dante et la tradition de l'allégorie
Editore: Vrin, Paris
Anno: 1970
Pagine: 125-153
De ce qui précède, il apparaît établi que Dante, non seulement a analysé théoriquement le mécanisme de l’exégèse allégorique, mais a largement interprété selon cette méthode aussi bien le contenu de la culture paienne que celui des Écritures. Pourtant ces développements, à eux seuls considérables, n’épuisent pas son activité d’allégoriste. Car le propos méme de l’Épître à Cangrande manifeste, on l’a vu, son intention d’appliquer l’interprétation allégorique, non plus aux mythes antiques ni à la Bible, mais à sa propre Comeédie; déjà le Convivio se donnait pour programme de dégager le sens allégorique des canzoni après en avoir expliqué le sens littéral. En sorte que l’on découvre chez Dante, à còté d’une exégèse allégorique qui prend pour objet des données extérieures à lui, une autre exégèse toute semblable qu’il essaie sur ses propres oeuvres; si l’on osait forger, pour désigner cette dernière démarche, un néologisme dont on ne voit que trop la faiblesse, on pourrait parler d’«auto-allégorèse» ; le mot correspond en tout cas à un aspect original de la pratique littéraire dantesque, qui semble bien étranger aux prédécesseurs et inspirateurs du poòte, tant patristiques que médiévaux.
Sans doute y a-t-il lieu de relier cette attitude, à tout prendre assez surprenante, au fait que Dante se regarde comme un poète inspiré. On a fait remarquer qu’il est le premier poòte en langue vernaculaire à s’appeler lui-mèéme poeta (Par., I, 29). On connaît aussi, à cet égard, la célèbre invocation à Apollon en Par., I, 13-21, où le poète demande à étre vidé de sa propre substance, comme il advint jadis au satyre Marsyas, et empli en sa place du souffle du dieu . Que si l’on était interloqué par cette référence au paganisme, l’on devrait se reporter à la réponse à Bonagiunta en Purg., XXIV, 52-54: on y verrait le Dante du dolce stil novo se comporter en scribe inspiré écrivant sous la dictée d’Amour . C’est un point sur lequel l’auteur de la Lettre à Cangrande, s'il n'est pas le mème que celui de la Comédie, saura entrer dans la psychologie de son modèle; on le voit en effet (en 28, 77-82), parlant de soi à la troisième personne, s’assimiler à saint Paul (II Cor., XII, 1-4) et à Ézéchiel (I, 28) pour se flatter, avec une humilité superbe, d’avoir recu dans le paradis des révélations inexprimables. Dès lors que le poète s’assimile ainsi aux auteurs de la Bible, simples instruments de l’impulsion divine, on cesse de s’étonner qu'il ait considéré son oeuvre comme une matière susceptible d’exégèse allégorique.
Les anciens lecteurs de la Comédie ne s’y sont pas trompés, à commencer par les commentateurs du XIVe siècle . C’est ainsi que Boccace, dans l’introduction è son commentaire du poème (où d’ailleurs beaucoup d’expressions sont empruntées à la Lettre à Cangrande), se propose d’expliquer les sens sublimes cachés sous le voile poétique, en distinguant le sujet selon la lettre de celui qui se révèle à l’interprétation allégorique ; et de fait tout le commentaire de Boccace est fondé sur la dualité d’une esposizione allegorica succédant, pour chaque chant envisagé, à l'esposizione litterale; cette attitude s’accorde à la conviction où il est que Dante, comme plusieurs autres poètes du temps, a su formuler les articles de la foi chrétienne sous le revétement de ses fictions . Peu d’années après, Benvenuto da Imola retrouve le vocabulaire des maîtres chartrains du XIIe siècle pour donner comme règle à son commentaire d’arracher l’enveloppe des fictions et de mettre ainsi au jour le sens profond que masquent les figures ; aussi bien regarde-t-il lui aussi Dante comme le christianissimus poeta qui a réconcilié poésie et théologie . Un autre auteur de la méme époque, Francesco da Buti, inaugure son commentaire en reproduisant è peu près le texte de l’Épître XIII sur les quatre modes d’interprétation et leur illustration par l’exemple du Psaume CXIII, 1; il en rapproche opportunément le distique mnémotechnique attribué à Nicolas de Lyre; il se propose quant à lui de faire apparaître chaque fois le sens allégorique ou moral que Dante a enfermé sous l’écorce de la lettre . Au XVe siècle enfin, l’humaniste florentin Cristoforo Landino, qui commente à son tour la Comédie, se montre plus fidèle encore à la Lettre à Cangrande, puisqu’il réunit sous la méme appellation d’«allégoriques» les sens traditionnellement dits allégorique, tropologique et anagogique, et les oppose tous trois au sens littéral, qu’il appelle «naturel»; en tout cas, il se dit résolu, dans la limite de ses forces, à rendre accessibles, du poème de Dante, non seulement le sens naturel, mais encore les trois autres .
Tout n’est pas irréprochable dans de telles déclarations. R. Hollander y discerne avec raison une certaine incohérence, en ce sens que Boccace et ses successeurs, s’il se plaisent à invoquer le principe de la quadruple interprétation posé par la Letire à Cangrande, s'empressent de l’oublier dans la pratique du commentaire, où ils ne mettent en oeuvre que la dualité de Ia lettre et de l’allégorie; en d’autres termes, se réclamant en théorie de la Lettre et de son allégorie scripturaire, ils reviendraient, dans l’application, au Convivio et à son allégorie des poètes. Comment expliquer cette inconséquence? Peut-étre par le fait que les commentateurs, influencés par l’herméneutique thomiste, estiment le quadruple sens réservé à la sainte Écriture dont Dieu est l’auteur, et exclu de toute littérature d’origine humaine. On ne doit pourtant pas perdre de vue qu’à leurs yeux, Dante est aussi un théologien qui a formulé des vérités dogmatiques par le moyen de l’allégorie; par ce biais, son allégorie ressortirait d’une certaine facon à l’allégorie des théologiens, sans cesser pour autant d’étre allégorie des poòtes, par où serait dépassée la dualité que le Convivio instituait entre les deux notions . En définitive, l’incohérence des commentateurs pourrait étre moindre qu’il n’y paraît, si l’on songe que l’Épître XIII elle-mème, 7, 22, invite à ne reconnaître que la dualité de la lettre et de l’allégorie, puisqu’elle réunit sous la qualification d’allégoriques les trois sens non littéraux, comme il est clair que Landino l’a parfaitement compris. Ce qui est sùr en tout cas, c'est que les premières générations qui ont suivi la composition de la Comeédie, loin de discerner entre poésie et allégorie l’antinomie que devaient postuler Vico et, à sa suite, B. Croce , n’hésitaient pas plus que l’auteur lui-méme à reconnaître au divin poème une portée allégorique. Et il n’apparaît pas que l’habitude s’en soit perdue de nos jours, où continue de prospérer la croyance à l’ésotérisme dantesque .
Si donc Dante estime que sa propre oeuvre est susceptible de recevoir une interprétation allégorique, s'il a lui-mèéme travaillé à l’interpréter de cette facon dans le Convivio et la Lettre à Cangrande, cela suppose de toute évidence qu’il ne l’a pas écrite sans une certaine intention-allégorique; pour reprendre une distinction signalée au début de cette étude, le fait qu'il use envers ses poèmes de l’allégorie comme interprétation implique qu’en les composant, il se soit appliqué à l’allégorie comme expression.
De ce dessein d’écriture allégorique, on relève des indices tout au long de sa carrière littéraire. Dans la Vita nuova, XXV, 10 par exemple, il se gausse des rimailleurs qui savent voiler leur sujet «sous un vétement de figure ou de couleur rhétorique», mais sont incapables de dépouiller ce vétement de facon è rendre è leurs paroles leur véritable signification; on aura reconnu dans cette description acerbe les sots poètes allégoristes bien empéchés, quand la demande leur en est faite, de rendre raison de leurs allégories; se flattant de ne pas leur ressembler dans cette impuissance, Dante se met au nombre des faiseurs de poésie allégorique, qu’il sait, pour sa part, restituer en clair quand il le faut.
Dans l’Enfer, IX, 61-63, glissés entre l’affreux portrait des Furies et l’apparition du messager céleste (et pouvant concerner indifféremment ceci ou cela), on lit trois vers bien connus:
O voi ch’ avete li ’ntelleti sani,
mirate la dottrina che s’asconde
sotto il velame de li versi strani;
«la doctrine qui se cache sous le voile des vers étranges» et se livre seulement aux regards des lecteurs sains d’esprit, voilà indubitablement, formuiée dans les termes les plus classiques, une désignation de l’allésorie: par une démarche dont les littératures anciennes sont peu coutumières, Dante avise lui-méme que le contexte de ces trois vers a été écrit dans une intention allégorique, encore que les érudits d’aujourd’hui soient bien en peine d’identifier celle-ci . C’est un appel du méme genre qui est adressé au lecteur en Purg., VIII, 19-21; au moment de mettre en scène les deux anges en robe verte, gardiens de la vallée des àmes, Dante le prie de percer le voile, d’ailleurs transparent, du sens superficiel, et d’«aiguiser ses yeux au vrai»:
Aguzza qui, lettor, ben li occhi al vero,
ché ‘l velo è ora ben tanto sottile,
certo che ’l trapassar dentro è leggiero;
le poète ne saurait mieux avertir qu'il se dispose à écrire en langage allégorigue (mais sans hermétisme excessif) les vers qui vont suivre ce tercet.
Ces appels de Dante à son lecteur ont fait, ces dernières années, l’objet d’une littérature importante, qui a mis en évidence deux points: d’une part, il y a là un procédé relativement nouveau, inconnu des poètes anciens, pratiqué avec discrétion dans la poésie médiévale, et que la Comédie porte en tout cas à un degré d’intensité sans précédent ; d’autre part, les deux «appels» que l’on vient de voir, à la différence des quelques autres que l’on trouve ailleurs sous la plume de Dante, ont la particularité de requérir l’attention sur des points de doctrine et, par conséquent, d’inviter clairement à l’interprétation allégorique !8. Cette dernière évidence n’avait pas non plus échappé aux plus anciens commentateurs de la Comédie; c'est ainsi que Benvenuto da Imola, paraphrasant Purg., VIII, 19-21, y a parfaitement discerné l’injonction adressée au lecteur d’avoir à appliquer tout le discernement de son intelligence ad ueritatem latentem sub litera .
À partir de ces données, R. Hollander a, ici encore, poussé davantage l’analyse. Selon lui, l’appel au lecteur d’Inf., IX, 61-63 est effectivement une invitation è l’interprétation allégorique; mais il porterait sur un objet très limité, exactement sur l’étrange attitude de Virgile bouchant de ses mains les yeux de Dante (vers 58-60); car seul ce geste de Virgile aurait un caractère fictif, et relèverait par conséquent de l’allégorie des poètes; tout le contexte où il est enchàssé serait pourvu d’une vérité historique, et devrait donc étre mis au compte de la typologie, c’est-à-dire de l’allégorie des théologiens : aidé par Virgile et par un ange, surmontant gràce à eux l’obstacle dressé par les Furies, la Gorgone et Charon, Dante se présenterait sous les traits d’un nouveau Thésée, d’un nouvel Énée; autrement dit, il accomplirait la figure que constituent ces deux personnages ; à ces observations pénétrantes, l’on pourrait ajouter que l’existence d’une relation typologique entre l’expédition infernale d’Énée et celle de Dante a été discernée dès les premières générations de lecteurs de la Comédie, puisquon la trouve consignée, par exemple, sous la plume de Laurent de Médicis . Quant à l’autre appel, qui se lit en Purg., VIII, 19-21, R. Hollander le comprend de la méme fagon: l’attention du lecteur est attirée ici sur la mise en scène des deux anges armés d’épées, c’est-à-dire sur une simple parabole dénuée de toute vérité historique, et dont Dante mettrait ainsi en valeur la portée didactique. En sorte que les deux tercets auraient pareillement pour fonction de signaler la présence d’une pure fiction poétique, destinée dans les deux cas à faire entendre le méme enseignement (l’impuissance de l'homme sans la gràce), autrement dit de baliser en quelque sorte un îlot d’allégorie des poètes isolé dans un océan d’allégorie des théologiens.
Dans aucun de ces deux passages Dante ne fournit la clé de l’allégorie dont il signale l’existence. Mais il le fait parfois. Sans doute l’exemple le plus net est-il ici le Paradis, XI, 49 sq., où, après avoir conté le récit d’un amour singulier où il est question d’un jeune Oriental qui se marie contre le gré de son père et d’une dame que personne n’aime, restée veuve depuis onze cents ans, le poète interrompt son parler diffus et trop ésotérique pour dire en clair que ces amants ne sont autres que Frangois d’Assise et dame Pauvreté:
Ma perch’io non proceda troppo chiuso,
Francesco e Povertà per questi amanti
prendi oramai nel mio parlar diffuso .
Mais il est rare que Dante livre aussi nettement le secret de ses allégories. La plupart du temps, il le donne à entendre de facon plus ou moins enveloppée. On connaît, en Purg., XXXII, 109-160, la scène où le char de Béatrice, attaqué successivement par un aigle, un renard et un dragon, se couvre de plumes avant de s’enfoncer dans la forét, guidé par une courtisane avide et un géant brutal; on a, de toute évidence, affaire à une « étrange » allégorie, dont le sens, sans étre indiqué de facon expresse par l’auteur, est néanmoins suggéré assez clairement; car la multiplicité des détails singuliers oriente vers une interprétation non pas morale (l’àme entraînée par la cupidité), mais historique : le char de l’Église, après avoir pati des persécutions de l’Empire romain, des hérésies, de la donation de Constantin, s’abandonne à la corruption de la Curie romaine jusqu’au jour où Philippe le Bel le réduit en captivité et l’entraîne en Avignon.
C’est encore une allégorie religieuse, mais d’un tout autre ordre, que la surprenante procession qui occupe la quasi-totalité de Purg., XXIX, vers 43 sq.; on y voit, marchant en ordre derrière sept candélabres, vingt-quatre vieillards, quatre animaux ailés entourant un char traîné par un griffon, puis trois dames à droite, quatre à gauche, et enfin sept vieillards, dont un médecin et un porteur d’épée; dans ce cortège, le lecteur non averti aurait peine à reconnaître d’emblée, précédés par les sept dons de l’Esprit saint, les vingt-quatre livres de l’Ancien Testament, les quatre évangélistes, le Christ tirant le char de l’Église, les trois vertus théologales et les quatre vertus morales, enfin les sept auteurs non évangélistes du Nouveau Testament, parmi lesquels Luc et Paul; car Dante ne livre pas explicitement la signification de cette longue allégorie; mais il en fournit chemin faisant quelques indices; et au demeurant, on imagine mal qu’une autre interprétation puisse rendre raison de l'ensemble du texte .
Si l’on souhaite maintenant, — comme exemple de cette allégorie dont l’interprétation, sans étre fournie par le poète, reste facile è suppléer, — non plus un épisode entier, mais un simple personnage, on rencontre naturellement celui de Béatrice. Le texte fondamental pour la valeur symbolique de Béatrice est, au centre de la Comédie, le chant XXX du Purgatoire. Elle y apparaît juchée sur le char triomphal entrevu au chant précédent; divers détails (l’évocation de la résurrection des morts aux vers 13-15, le masculin Benedictus au vers 19, où l’on attendrait Benedicta) montrent que son apparition préfigure celle du Christ glorieux au jour du Jugement. Mais les chapitres centraux de la Vita nuova (XXIII et XXIV) avaient déjà doté Béatrice d’un symbolisme analogue; car on la voit venir précédée d’une autre gentile donna nommée Primavera («première venue»), mais aussi Giovanna en raison de Jean le précurseur du Christ (XXIV, 3-4); surtout, on lit le récit de la mort de Béatrice telle que Dante l’a entrevue en songe; or cette mort, qui fait l’objet d’une double relation, en prose, puis en vers, s'accomplit en présence de femmes éplorées, et s'accompagne de signes cosmiques tels qu’obscurcissement du soleil, raréfaction de l’air, tremblement de terre; on voit enfin Béatrice emportée au ciel sur une nuée, par une cohorte d’anges chantant Hosanna in excelsis (XXIII, 5-7 et 23-25); on reconnaît dans tous ces traits ceux qui passent traditionnellement pour avoir été les circonstances de ia mort et de l’Ascension de Jésus. Que conclure de la lecture de ces deux textes, sinon que, de facon à peine voilée, Béatrice se présente comme la figure du Christ, du Christ mourant et montant au ciel dans la Vita nuova, du Christ revenant pour le Jugement dernier dans le Purgatoire .
Dans le méme ordre d’idées, on peut penser aussi au personnage de Matelda; sans doute sa valeur symbolique n’est-elle pas univoque ; mais les derniers chants du Purgatoire (XXVIII, 37-148; XXXI, 91-105; XXXIII, 118-129; etc.) montrent que Matelda a surtout pour fonction de figurer la perfection de la vie active, qui permet d’arriver au bonheur terrestre; par ce symbolisme, elle ressemble à Lia, avec qui elle a d’ailleurs d’autres traits communs (ainsi l’une et l’autre apparaissent pour la première fois en train de chanter et de cueillir des fleurs, Purg., XXVII, 97-99 et XXVIII, 39-42); les deux femmes se rejoignent encore en ce que leur commune valeur symbolique, si elle n’est pas énoncée expressément dans le contexte, s’en laisse induire sans grand risque d’erreur.
Le rapprochement de Lia et Matelda est instructif sur le fonctionnement de l’allégorie. Il montre d’abord que, si l’une et l’autre sont investies du méme emploi allégorique, ce n’est pas de la méme facon: le personnage de Lia vient à Dante de l’extérieur, et celui-ci l’interprète dans un certain sens, d’ailleurs traditionnel; Matelda est au contraire une création du poète, qui par son moyen exprime concrètement telle notion; on retrouve entre les deux cas la différence, sous le nom uniforme d’«allégorie», de l’interprétation et de l’expression. D’autre part, on voit qu’une signification allégorique identique (la vie active) se trouve étre supportée, chez Dante, par un personnage historique ou tenu pour tel (Lia) et par un personnage imaginaire (Matelda). Peut-étre une telle constatation permetelle, non pas certes de dirimer le problème toujours irritant de la donna gentile, mais de l’aborder sous un angle inhabituel, qui est proprement celui de l’allégorie.
Le procédé littéraire par lequel la philosophie recoit figure de femme apparaît, avec l’éclat que l’on sait, chez Boèce, dont la Consolation fut, avec le De amicitia de Cicéron, le livre d’initiation philosophique de Dante (Conv., II, 12, 2-5); le maître du poète, Brunetto Latini, avait également, dès le début de son Tesoretto, représenté la philosophie «en semblance de dame », et l’habitude en était passée chez beaucoup d’autres auteurs du temps 29, C’est sans nul doute de ces précédents que s’autorise Dante pour, à son tour, donner à la philosophie qu’il vient de découvrir les traits célèbres d’une «dame gentille » : E imaginava lei fatta come una donna gentile (Conv., II, 12, 6). Il est clair que la mise en scène de ce personnage ressortit à l’allégorie considérée comme expression; les arguments par lesquels le Convivio, II, 12, 8 justifie la fiction de la donna gentile (inadéquation du discours clair aux plus hauts sujets, et inaptitude des esprits ordinaires à le comprendre) font en effet partie, on l’a déjà dit, des plaidoyers classiques en faveur de l’expression allégorique; d’autre part, comme l’a bien observé B. Nardi , cette fiction obéit à une autre règle traditionnelle de la personnification allégorique, qui veut que les moindres détails y soient ordonnés au dessein général : c’est ainsi que le sourire et le regard de la donna gentile sont donnés respective ment pour le symbole des «persuasions» et des «démonstrations» de la philosophie (Conv., II, 15, 2 et 19). Bien plus, chargée d’une fonction allégorique, il apparaît que la donna gentile du Convivio n’a aucune réalité en dehors de cette fonction; les historiens sont d’accord pour lui dénier toute existence historique, et relèvent è cette fin divers indices : par exemple, le fait que, commentant en Conv., II la chanson Voi che ’ntendendo, Dante répète dans l’explication allégorique ce qu'il a dit dans l’explication littérale 3!; ou encore le passage du Conv., IV, 1, 11 où l’auteur, au moment de disserter sur la chanson Le dolci rime d'amor, renonce à y découvrir aucune allégorie et décide de se borner à rendre raison du sens littéral, autrement dit de parler directement le langage de la philosophie en omettant le détour allégorique de la donna gentile .
Pourtant, la dame symbolique du Convivio ne ressemble pas à l’allégorie de la philosophie chez Boèce et Brunetto Latini: la dame de ceux-ci est une matrone austère et sentencieuse, tandis que la donna gentile est une jeune et jolie femme, qui parle d’amour, proche parente de la Diotime du Banquet de Platon . Aussi n’est-on pas étonné que Dante lui-méme (Conv., II, 2, 1) ait identifié expressément la donna gentile du Convivio à une autre donna gentile dont il fit état auparavant dans la Vita nuova, où il la dit également donna pietosa (Vita nuova, XXXV, 2; XXXVI, 2; XXXVIII, 1 et 4; etc.). Faut-il, si l’on ose dire, suivre Dante à la lettre et conclure que la première d.g. elle aussi, tout comme celle du Convivio, n’a de réalité qu’allégorique? Beaucoup de spécialistes, tel par exemple A. Pézard , s’y refusent; ils pensent que la d.g. de la Vita nuova est une femme réelle, une rivale vivante qui met en péril la fidélité du poète à Béatrice morte, et a finalement le dessous (Vita nuova, XXXVII-XXXILX), alors que la d.g. du Convivio l’emporte sur Béatrice (Conv., II, 2, 1-5); de la première à la seconde, il y aurait eu transfiguration, idéalisation, passage de la réalité à la fiction. Une tendance adverse, représentée notamment par B. Nardi , estime au contraire que déjà la d.g. de la Vita nuova n’est qu’une allégorie de la philosophie consolatrice, sans existence concrète, victorieuse de Béatrice dans un premier état du texte, avant d’étre ‘ vaincue par elle dans un remaniement ultérieur.
Non nostrum inter hos tantas componere lites. Ce que l’on peut dire, c’est que le débat, de grande conséquence touchant l’histoire personnelle et la psychologie du poète, perd de son prix pour qui s’intéresse au fonctionnement de l’allégorie. Car, ainsi qu’on l’a vu plusieurs fois et qu’on vient de le vérifier è propos de Lia et Matelda, la validité d’une figuration allégorique est totalement indépendante du degré de réalité historique de son support; la vie active regoit indifféremment pour symbole un personnage historique comme Lia et un personnage fictif comme Matelda; dans le Convivio aussi, la relation allégorique entre la philosophie consolatrice et la donna gentile est inaccessible à l’incertitude qui affecte les antécédents du symbole : elle. demeure identique, soit que la dame n’ait jamais été plus qu’une création littéraire, soit qu’elle ait un passé de personnage réel.
«L’allégorie, quand elle comporte une certaine obscurité, devient énigme», disaient les gsrammairiens anciens . L’allégorie s’obscurcit souvent chez Dante, à des degrés divers d’ailleurs; en sorte que la frontière est indécise entre les symboles déchiffrables, mais avares de leur secret, et les énismes non dénuées de toute transparence.
Au nombre de ces dernières, on peut signaler le symbolisme de la mer, qui apparaît souvent dans la Comeédie, après avoir fait fortune dans la tradition platonicienne. À plusieurs reprises, le poète se représente lui-méme comme traversant la «mer cruelle» à bord d’une nef, dans une navigation sans précédent, plus merveilleuse que celle des Argonautes Unf., I, 22-27; Purg., I, 1-3; Par., II, 1-18; XXIII, 67-69); entendons, comme dans le néoplatonisme, que l'homme, pour parvenir au terme de sa quéte de Dieu, doit déjouer les pièges d’un monde hostile. Interprétation vérifiée par le fait qu’à la suite des néoplatoniciens, Dante figure les puissances adverses par les Sirènes, dont le chant détourna Ulysse de son chemin (Purg., XIX, 19-24; XXXI, 44-45) .
Autre énigme dont l’obscurité n’est pas totale : la chanson Tre donne intorno al cor mi son venute (Rime, CIV); on doit y soupgonner une allégorie politique et morale, que l’on est bien en peine de préciser; l’interprétation la plus sensée pourrait ètre celle du propre fils du poète, Pietro, selon qui les trois donne figureraient trois puissances dont chacune est fille de la précédente, la Justice éternelle, la Justice distributive et la Loi civile, déplorant lyriquement la désuétude où elles sont tombées parmi les hommes; mais on voit combien cette exégèse, sans étre totalement gratuite, reste conjecturale, faute d’appuis dans le poème . Parmi ces énigmes dont il ne faut pas désespérer de percer le secret, on doit enfin mentionner toutes les visions surnaturelles qui s'épanouissent dans les derniers chants du Paradis; on en apergoit mieux la signification à mesure que l’on parvient à une connaissance plus exacte de la culture théologique de Dante. On peut rappeler à cet égard, en Par., XXX, 61-114, la description du fleuve de lumière qui ne tarde pas à se ramasser en un lac circulaire immense épandu au revers du ciel cristallin; le texte méme avertit qu’elle est une allégorie, puisque Béatrice, raillant doucement chez Dante la soif de comprendre, lui fait observer que toutes ces merveilles ne sont que l’ombre annonciatrice du vrai:
son di lor vero umbriferi prefazii (XXX, 78). Les apparitions surnaturelles ne sont d’ailleurs pas le privilège de la Comédie; on en rencontre dès la Vita nuova; que l’on pense par exemple au jeune homme habillé de blanc qui visite Dante en son sommeil et, en pleurant, lui tient sur Ja circonférence des propos latins que le poète trouve à bon droit très obscurs (mi parea che m’avesse parlato molto oscuramente) (Vita nuova, XII, 3-5). Tout porte à croire que, pour les savants «dantologues» d’aujourd’hui, cette obscurité n’est pas irrémédiable.
Il arrive ainsi que certaines descriptions de la Comeédie, dont on sent qu’elles ne sont pas gratuites et qu’elles obéissent à une intention symbolique, livrent leur secret au lecteur suffisamment perspicace cu imaginatif. Les différents chants de l’Enfer, on le sait, font connaître les supplices spécifiques qui affligent les diverses classes de damnés, en rapport précis avec la nature de leur crime. Le plus souvent, ce rapport se laisse aisément percevoir, et d’ailleurs le poòte l’explique; c’est ainsi que les devins et astrologues, expiant leur curiosité indécente, vont tordus, leur face surmontant leur dos (Inf., XX, notamment 38-39:
perché volle veder troppo davante,
di retro guarda e fa retroso calle);
ou encore que les schismatiques, fauteurs de scission dans la chrétienté, sont eux-mémes fendus dans leur corps (Inf., XXVIII, cf. 34-36:
E tutti li altri che tu vedi qui,
seminator di scandalo e di scisma
fur vivi, e però son fessi così);
cette symétrie rigoureuse, qui fait de la peine le revers exact de la faute, porte chez Dante le nom théologique de contrapasso; c'est ce qu’explique l’un des semeurs de discorde, le troubadour Bertran de Born, qui dressa contre un roi le fils de celui-ci, et, en expiation, porte à bout de bras sa tète tran-chée:
Perch'io partì così giunte persone,
partito porto il mio cerebro, lasso!,
dal suo principio ch'è in questo troncone.
Così s'osserva in me lo contrapasso
(Inf., XXVIII, 139-142).
Il est en revanche des cas où cette stricte proportion entre «crime et chàtiment» est plus malaisée à discerner; pourtant, l’unité littéraire de l’Enfer est telle qu’ils doivent eux aussi obéir au méme principe, d’une facon qui reste à découvrir. C'est ici que peut se donner libre cours la sagacité des interprètes. De ces cas d’apparence hermétique, le plus réfractaire semblerait étre la description des tourments infligés è Satan lui-méme dans le dernier chant de l’Enfer: son approche annoncée aux accents de l’hymne Vexilla regis prodeunt, le vent froid soufflé par le battement de ses trois paires d’ailes gigantesques, ses trois tétes jointes par le haut et respectivement de couleur rouge, jaune et noire, etc. (Inf., XXXIV, 1-52). On sent confusément qu’aucun de ces détails n’est dénué de signification profonde, en rapport avec les forfaits du Malin, mais on est en peine de la discerner. Aussi doit-on savoir gré à C. S. Singleton d’avoir proposé, de cette description, une interprétation acceptable en dépit de sa subtilité peut-étre excessive: le péché de Satan ayant été de vouloir s’égaler à Dieu, la sanction correspondante est qu’il y est en quelque sorte parvenu, qu'il est devenu la monstrueuse contrefacon de Dieu; une fois ce principe reconnu, les détails que l’on a vus prennent leur sens: les trois faces démoniaques dans une seule téte sont la réplique grotesque de l’uni-trinité divine; leur couleur mème doit n’étre pas indifférente, le rouge, le noir et le jaune signifiant respectivement l’envers de l’Amour, de la Puissance et de la Sagesse propres à chacune des trois personnes divines. D’autre part, on sait que celles-ci, selon la théologie traditionnelle, entretiennent entre elles certaines «relations»; la principale d’entre elles est la «procession» qui part du Père, et s’appelle «génération» ou «spiration» selon qu’elle aboutit au Fils ou au Saint Esprit; or, et c’est ici que l’ingéniosité de C. S. Singleton s’approche des limites de la vraisemblance, il n’est pas impossible de découvrir le rappel de ces notions dans le dernier chant de l’Enfer; car l’hymne Vexilla regis, détournée à dessein de son sens au premier vers, était destinée à accompagner certaines «processions» liturgiques des chrétiens, et Dante lui-méme note (vers 36) que de Satan «tout deuil procède»; quant à la «spiration» (admirablement décrite, dans sa forme authentique, en Par., X, 1-3: Amour «éternellement spiré» par le Père et le Fils), elle trouverait sa caricature dans le souffle glacé que «spirent» (spira, vers 4), comme ailes de moulin, celles du Diable. On peut estimer de telles interprétations exagérément raffinées; on ne peut nier qu’elles aient chance de rejoindre la propre inspiration de poète, et de donner un sens cohérent à une description qui, en toute hypothèse, doit n’ètre pas insignifiante.
On ne saurait nourrir autant d’espoir à propos de nombreuses autres allégories, qui gardent leur mystère et ne semblent pas devoir le livrer bientòt. Il s'en trouve hors de la Comédie; on peut citer sous cette rubrique quelques vers (58-64) de la IIe Églogue, consacrés à une certaine brebis de caractère altier, qui abonde en lait et en remplit dix jattes; la béte a paru figurer la Comédie, et les jattes les dix derniers chants du Paradis, à moins qu'il ne s’agît des dix églogues projetées, dit-on, par Dante; interprétations gratuites, bien que la présence d’une allégorie dans ce passage ne fasse guère de doute.
Mais c’est naturellement dans la Comédie que l’énigme trouve son terrain d’élection, et qu’elle a suscité, du XIVe au XXe siècle, les explications les plus opposées; du moins le désaccord des cxégètes montre-t-il bien, comme l’a noté B. Nardi , que les textes controversés sont de nature allégorique. Il y en a tant, et de si célèbres, qu’on ne sait quels exemples en produire. Il est difficile de ne pas rappeler au moins la description du vieillard crétois: tourné vers Rome, son corps est fait de divers métaux, dont les fissures laissent suinter des larmes qui, s'amassant, ont percé la grotte infernale et donné naissance aux fleuves de l’Hadès (Inf., XIV, 103- 120). La référence au songe de Nabuchodonosor expliqué par Daniel (Dan., II, 31-45) est indéniable, et suggère d’apercevoir ici aussi l’annonce du déclin des empires terrestres; mais il est clair qu’elle ne rend pas compte de tout le développement de Dante . Sans doute la richesse symbolique de ce mystéricux personnage se laisse-t-elle mieux entrevoir lorsque R. Hollander 4 propose de le regarder comme le résultat d'une combinaison entre les deux variétés d’allégorie: en tant que fiction poétique, le vieillard crétois serait une personnification de la dégénérescence de l'homme; mais il aurait également valeur de type théologique, et serait alors la figure de tous ceux qui demeurent hors de la gràce, à la fagon du «vieil homme» paulinien.
Pourtant, les deux énigmes les plus fameuses de la Divine Comédie demeurent à coup sùr le Veltro et le nombre cinquecento diece e cinque; ils sont d’ailleurs apparentés en ce sens que tout ce que l’on sait de leur signification est qu’elle a trait, pour l'un et l’autre, à un sauveur. Le Veltro est un grand chien de chasse qui exterminera la louve impudique et avide et, pour le salut de l’Italie, la renverra en enfer (Inf., I, 100-111; cf. Purg., XX, 10-15) . Quant au nombre DXV, il caractérise un envoyé de Dieu, héritier de l’aigle, qui tuera la voleuse et le géant son complice (Purg., XXXIII, 37-45); entendons, en référence è l’interprétation dégagée plus haut de Purg., XXXII, 109-160: un empereur providentiel qui réduira à merci la Curie romaine et le roi de France ; rien dans le texte ne permet de préciser davantage la signification de l’allégorie; de toute facon, le mystérieux nombre DXV, que l’on doit relier au symbolisme numérique cher à Dante , reste totalement inexpliqué.
Sans doute ne manque-t-on pas d’interprétations proposées pour ces deux symboles. Il serait vain de les recenser ici. Qu’il suffise de rappeler, à titre de simple exemple, quelques-unes de celles qui pourraient avoir le plus d’avenir. Dans la pensée que les principaux personnages de la Comédie sont autant de reflets des différents aspects de la psychologie du poète, on a avancé que le libérateur prophétisé dans le Veltro et le DXV ne serait autre que Dante luimème s’en remettant à son poème pour l’accomplissement de la libération . Le singulier lieu de naissance du Veltro (Inf., I, 105: e sua nazion sarà tra Feltro e Feltro) a fait songer au «feutre», matière du bonnet des Gémeaux qui sont le signe astrologique de Dante: entendons que le libérateur, s’il est impossible de l’identifier avec précision, aura du moins en partage les vertus symbolisées par les Dioscures . Pour le DXV, une interprétation récente se recommande par sa sobriété et sa vraisemblance: elle voit dans ce sigle, augmentées d’une lettre intermédiaire aisément identifiable, les deux initiales inversées des premiers mots de la Préface de la messe (Vere Dignum), devenues couramment dans les missels médiévaux le monogramme du Christ et le signe de la conjonction, dans sa personne, des deux natures; la prophétie du DXV serait alors l’annonce de la parousie eschatologique du Christ, et rejoindrait dans cette fonction le personnage de Béatrice; quant au Veltro libérateur, il représenterait une phalange de précheurs, franciscains et dominicains, destinés à introduire dans la chrétienté une réforme décisive .
On ne peut méconnaître l’intérét exceptionnel de telles suggestions; leur seule faiblesse réside dans leur diversité méme. Au demeurant, le poète a bien le sentiment de proposer avec le DXV un casse-téte, puisqu’il fait dire par Béatrice qu'il s’agit d’un récit obscur (narrazion buia) qui fait obstacle à l’esprit comme ceux de Thémis et du Sphinx, d’une énigme rébarbative (enigma forte) que seuls les faits ne tarderont pas à résoudre (Purg., XXXII, 46-51) ; mais il n’apparaît pas que ces faits explicatifs se soient jamais produits.